Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°90-91 – Anxiéter (décembre 2024) // Le fardeau invisible : l’impact de l’anxiété sur la vie en mer

Le fardeau invisible : l’impact de l’anxiété sur la vie en mer

Patrick Delbrouck - Psychiatre des hôpitaux, Centre ressource d’aide psychologique en mer (Crapem), Centre hospitalier de Saint-Nazaire

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, Psychiatrie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°90-91 – Anxiéter (décembre 2024)

Le transport maritime représente 80 % du commerce mondial en valeur et 90 % en volume, pourtant il passe inaperçu au niveau sociétal. Cela reste un milieu précaire, tant au niveau économique qu’humain comme l’a montré sa fragilité lors de la pandémie de la Covid-19. Cette précarité des professionnels de la mer se traduit à la fois par des conditions de travail à haut risque, des spécificités environnementales contraignantes et un ostracisme plus ou moins conscient.

En France, ces travailleurs de l’invisible représentent environ 40 000 « gens de mer », auxquels s’ajoutent les personnels des organismes de régulation associés (tels que, par exemple, les garde-côtes, le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage [Cross] ou la Société nationale de sauvetage en mer [SNSM], la marine nationale, ou les familles de marins). Ces personnes sont régulièrement exposées à de nombreux facteurs de stress, sources d’anxiété, elles-mêmes potentiellement à l’origine de pathologies psychiatriques.

Spécificités environnementales

Avec 60 accidents pour 100 000 travailleurs, le métier de marin est 2 à 3 fois plus accidentogène que celui des salariés des secteurs d’activités terrestres1. Cette accidentologie majeure se traduit également par une source d’état de stress post-
traumatique conséquente2.

Pour autant, la vie de marin se compose d’organisations variées en termes de lieu, de temps et de conditions de travail. L’activité d’un marin pêcheur diffère largement de celle d’un pilote portuaire ou de celle d’un cuisinier de bateau de croisière. Pourtant, il existe des dénominateurs communs qui confèrent à ce milieu une certaine homogénéité et une réelle culture de métier qui se construit en marge des référentiels culturels terriens. L’isolement, l’éloignement, la vie en milieu clos constituent autant d’éléments qui vont donner une coloration particulière aux manifestations anxieuses.

Vivre sur un navire, c’est être confronté à un équipage avec des possibilités d’évitement limitées, affronter des conditions météorologiques parfois difficiles et dangereuses, gérer en autonomie des situations de stress avec des possibilités d’aide et de secours différées parfois de plusieurs jours. Ces situations mettent à l’épreuve les capacités de résilience des marins et peuvent aussi être source de pathologies lorsque les ressources personnelles sont dépassées. Faire face à un naufrage, cohabiter plusieurs jours avec une personne décédée dans un espace clos, gérer des pathologies somatiques ou psychiatriques avec des moyens thérapeutiques limités sont autant de défis que doivent relever les gens de mer. Dans ces conditions, la notion d’équipage est à la fois une valeur contenante et rassurante, mais aussi une contrainte d’uniformisation affective parfois délétère comme peuvent en témoigner les signalements de plus en plus nombreux de harcèlement à bord. La compréhension globale de ces fonctionnements par les soignants est une nécessité pour appréhender correctement les diagnostics et proposer des stratégies thérapeutiques adaptées.

Si les marins embarqués sont les principaux exposés à ces facteurs de stress environnementaux, les personnels à terre n’en sont pas forcément exemptés. Ainsi, les garde-côtes, dépendant du ministère des Finances et chargés de la lutte contre le trafic de marchandises, se trouvent de plus en plus confrontés au sauvetage des personnes migrantes tentant de traverser la Manche. Les passages ont ainsi été multipliés par plus de 100 en cinq ans (299 en 2018, près de 46 000 en 2022). Ils représentent près de 80 % des interventions du Cross Gris-Nez3. Cette multiplication d’assistances de masse par les garde-côtes, mais aussi par les affaires maritimes ou des marins pêcheurs présents sur zone auprès de populations fragilisées par leur migration, modifie radicalement le paysage du secours en mer avec des conséquences psychopathologiques non négligeables pour les sauveteurs. La prise en charge impacte nombre d’entre eux, dont certains ne sont pas préparés à cet exercice qui est normalement en marge de leur activité principale.

Ces personnels se retrouvent ainsi surexposés à des situations de détresse psychique intense, sources de psychotraumatismes récurrents. Lors d’entretiens avec eux, ils rapportent tous, durant des sorties en mer ou à la lecture des bulletins météo, une anxiété d’anticipation plus ou moins marquée, sans commune mesure avec l’aléa météorologique habituel. Certains présentent des conduites d’évitement réelles (arrêts-maladies prononcés) ou « virtuelles » (perceptibles par la consommation d’alcool ou de médicaments).

« Le pire ennemi du marin, ce n’est pas la tempête qui fait rage ; ce n’est pas la vague écumante qui s’abat sur le pont, emportant tout sur son passage ; ce n’est pas le récif perfide caché à fleur d’eau et qui déchire le flanc du navire ; le pire ennemi du marin, c’est l’alcool4 ! »

Lors des interventions de sauvetage, ils décrivent des états de stress aigu généralisé, avec parfois des moments de dissociation contemporains des opérations, seule possibilité d’affronter des situations jugées insoutenables. Ces sauvetages constituent une source de psychotraumatismes souvent banalisés et minimisés, mais qui feront le lit de complications psychiatriques ultérieures.

De même, les décisions d’intervention « à l’aveugle » des personnels des Cross, qui centralisent les appels à l’aide et coordonnent les moyens de secours déployés, les exposent à des situations de stress comparables à celles des régulateurs des Samu. Les événements des dernières années, et notamment l’explosion du nombre de personnes migrantes tentant de traverser la Manche, ont tragiquement mis en lumière le débordement des capacités de traitement de ces institutions sans forcément tirer les conséquences sur le plan de la santé mentale des opérateurs.

Enfin, les familles de marins sont également exposées à des stress spécifiques. L’essor des réseaux sociaux a largement contribué à rompre l’isolement du marin en mer. Toutefois, la pandémie de la Covid-19 a introduit de nouvelles sources d’angoisse, comme l’impossibilité pour les marins de débarquer dans les ports et rejoindre leur famille parfois malade. Par ailleurs, les marins portés disparus confrontent les familles à la problématique des deuils sans corps. Le deuil est un processus dynamique – une crise psychique inconsciente d’évolution non linéaire, provoquée par une perte – et l’absence de corps induit souvent un blocage du processus. Passé le choc de la nouvelle, les phases de protestation et de désorganisation se succèdent mais la phase de réorganisation, indispensable pour rétablir un équilibre psychique rompu, peine à se mettre en place, réactivant des pertes antérieures et nécessitant des prises en charge spécifiques.

Faire face

La vie des marins, « loin des leurs, confinés, dans un milieu hostile et souvent dangereux, impacte évidemment le psychisme de ces hommes et de ces femmes, allant de l’ennui des quarts monotones aux situations de stress aigu en cas de danger5». Pour faire face à ces multitudes de situations, les marins disposent de plusieurs niveaux d’intervention.
Le premier et le plus fréquent est le niveau interne. S’appuyant sur des formations spécifiques à la prise en charge des pathologies courantes et sur les capacités de résilience des équipages, elles leur permettent heureusement de gérer la plupart des situations. En cas de besoins, des services de consultations à distance peuvent donner un avis spécialisé pour des prises en charge plus précises. Ainsi, le Centre de consultation médicale maritime6 (CCMM) assure, officiellement pour la France depuis 1983, le service de consultation et d’assistance télémédicales pour les navires en mer. Gérer par le Samu de Toulouse, il assure une réponse médicale 24 heures sur 24. De même, le Crapem assure une réponse psychiatrique 24 heures sur 24 pour les situations de stress aigu. Porté par l’hôpital de Saint-Nazaire, il participe depuis 2020 à la prise en charge des situations en mer et coordonne les moyens mis à disposition lors du retour à terre (notamment le relais avec les structures des secteurs psychiatriques, les cellules d’urgences médicopsychologiques ou les centres référents du psychotraumatisme).

Au-delà de ces actions aiguës, le Crapem7 assure également des activités de formation auprès des différents intervenants du milieu maritime afin de leur permettre d’utiliser des outils de gestion du stress, d’être sensibilisé à la souffrance mentale pour eux et leurs collègues. L’objectif est alors de déstigmatiser la souffrance psychologique et de permettre ainsi aux marins et à leur entourage de bénéficier de ressources thérapeutiques adaptées.

Conclusion

Le milieu maritime constitue un monde dont les spécificités exposent une clinique des manifestations anxieuses particulières. La culture de métier chez les gens de mer consiste en partie en des stratégies collectives de défenses et d’adaptation au stress. Intégrer cette culture, les conditions particulières d’exercice, une temporalité et des relations interpersonnelles spécifiques sont les conditions nécessaires à une évaluation et une prise en charge adaptée.

« Quand on a accompli quelque chose d’heureux en mer, petite croisière ou grand raid, Cap Horn ou îles d’Hyères, c’est d’abord parce qu’on a évité de faire ce qu’il ne fallait pas faire. C’est ensuite parce qu’on a fait ce qu’il fallait faire. C’est enfin parce que la mer l’a permis8. »

Notes de bas de page

1 Ministère de la Mer. (2019). Accidents du travail et maladies professionnelles maritimes. Bilan 2019.

2 Jegaden, D. (2023). Histoire maritime : santé mentale des gens de mer en France. Approche générale et historique. Lettre de médecine maritime, 31, 20-24.

3 Préfecture maritime de la Manche et de la Mer du Nord. (2021). Dossier de presse. Bilan opérationnel de l’année 2021.

4 Hergé. (1992). Le crabe aux pinces d’or. Casterman.

5 Jegaden, D., Delbrouck, P., Jego, C., Bihouix, A. et Lucas, D. (2022). La santé mentale des Gens de Mer. Books on demand.

6 Consulter le site internet du centre hospitalier universitaire de Toulouse afin de découvrir le centre de consultation médicale maritime (CCMM).

7 Consulter le site internet du centre hospitalier de Saint-Nazaire afin de découvrir le Centre ressource d’aide psychologique en mer (Crapem).

8 Deniau, J.-F. (s. d.). La mer, source de vie pour l’homme. Site internet de l’Académie de marine.

Publications similaires

La clinique psychosociale confrontée au « trouble de voisinage »

récit - logement - accompagnement - voisinage

Benoît EYRAUD - Année de publication : 2007

Le genre de la dépression : perspectives de recherches sociologiques

genre - dépression - femme - sociologie

Camille Lancelevée et Anne-Sophie Vozari - Année de publication : 2023

L’incurie dans l’habitat.

clinique - souffrance psychique - logement - souffrance psychique - exclusion - incurie - souffrance psychique - habitat