La confrontation avec des patients ayant subi des traumatismes particulièrement graves, comme les demandeurs d’asile, a amené certaines équipes à réévaluer leur approche thérapeutique. La gravité des traumas subis, souvent sous-tendus par une cruauté extrême (Nahoun-Grappe, 1995), par leur caractère intentionnel et leur dimension collective, témoignent d’une situation de violence organisée, c’est à dire d’une relation de violence exercée par un groupe sur un autre (Rousseau, 2003). Dans cette population les troubles post-traumatiques sont souvent aggravés par des deuils multiples et une expérience très douloureuse de l’exil.
L’isolement des patients, l’éloignement de leurs proches (ainsi que les questionnements sur leur destin) entravent la mise en marche d’un processus de deuil : à la fois le deuil de la famille, des personnes disparues mais aussi d’un passé et d’un pays devenu inaccessibles.
A ces difficultés s’ajoute la problématique sociale des demandeurs d’asile. Certains perçoivent des ressources pendant leur demande d’asile qui cessent lorsque leur demande est rejetée. Ce refus du statut de réfugié peut d’ailleurs constituer une blessure supplémentaire prenant parfois la forme d’un nouveau traumatisme, celui d’être considéré par exemple comme un « menteur » (Asensi et Le Du, 2003). Ainsi, la confrontation à la réalité de la migration en France et la souffrance prolongée par des délais importants avant l’examen par l’OFPRA sont d’autant plus difficiles que le demandeur d’asile a souvent idéalisé sa destination et qu’il arrive après avoir mobilisé l’ensemble de ses ressources.
Dans ce contexte, certains patients consultent avec une demande médicale (notamment pour des syndromes douloureux chroniques), psychologique ou sociale entraînant une multiplication des consultations et des intervenants pas toujours en lien entre eux. D’autres, trop démunis ou sidérés seront orientés tardivement vers des soins psychiatriques, au décours d’une rencontre avec une association ou lors d’un passage aux urgences. Il nous a donc semblé nécessaire de penser de manière plus globale la prise en charge des patients ayant subi des traumatismes extrêmes.
Depuis plusieurs années, l’équipe « trauma » de l’hôpital Avicenne1 mène une réflexion qui nous a conduit à adapter nos dispositifs de soin aux problématiques rencontrées en proposant un dispositif « à géométrie variable » (Moro, 1998). Ce dispositif recouvre plusieurs niveaux d’intervention après le temps de l’évaluation psychiatrique et s’organise autour d’un suivi psychiatrique, d’une psychothérapie individuelle et d’un suivi social. Notre équipe propose également des évaluations et des orientations vers d’autres services de soins telles que les structures du secteur. Enfin, nous avons développé depuis plusieurs années un dispositif groupal destiné à soigner des patients ayant vécu des traumatismes extrêmes. C’est ce dispositif que nous allons décrire, en précisant ses indications, et en proposant une illustration clinique.
Description
Ce groupe a été pensé à partir des expériences de thérapies groupales réalisées depuis plus de vingt ans avec des patients migrants dans une approche transculturelle reposant sur la notion de complémentarité entre psychanalyse et anthropologie (thérapie mise en place par Tobie Nathan puis par Marie Rose Moro, à partir de principes méthodologiques définis par Georges Devereux). Le dispositif groupal s’organise autour d’un thérapeute principal, d’un interprète, et de plusieurs co-thérapeutes aux appartenances et aux origines différentes. Le thérapeute principal est l’interlocuteur du patient, il sert de filtre entre les co-thérapeutes, l’interprète et le patient. Le groupe permet de faire circuler les représentations, ce qui permet au patient des ancrages, des alliances et une diffraction du transfert induisant la coexistence de bons et de mauvais objets2 sans vécu menaçant. La multiplicité des co-thérapeutes permet de limiter les effets de la sidération liée au trauma chez le patient et chez les thérapeutes. Elle encourage la métaphorisation, qui en les « nourrissant », permet la relance du langage, de la mise en récit et des processus de symbolisation des patients. Ce travail se fait en lien avec le thérapeute en charge du suivi individuel, que le patient soit pris en charge individuellement dans le service ou dans des institutions extérieures comme les CMP de secteur. L’indication de groupe se pose donc en seconde intention.
Les indications
L’effroi et ses conséquences constituent pour François Lebigot (2005) le principal mécanisme à l’œuvre dans le traumatisme psychique : « une rencontre avec le réel de la mort […] cet instant où l’on se voit mort, et où l’on se fige devant cette vision ». L’effraction traumatique est en elle-même pathogène, mais chez les demandeurs d’asile, l’intentionnalité de la violence touche au fondement de l’humanité même du sujet: les liens sont rompus, la Loi attaquée, l’ordre symbolique bouleversé, les tabous fondamentaux brisés. La révélation de la nature possiblement monstrueuse de tout être humain – et de soi – en surgit. Ce type de situation affecte non seulement les individus, mais aussi la famille, le groupe, qui se trouve désorganisés, privés de leur capacité à se protéger les uns les autres (Baubet et coll., 2004). Nous retenons pour le groupe certaines indications privilégiées :
– Lorsque certains patients ont des histoires, des traumatismes psychiques, des vécus qui s’élaborent difficilement dans la dynamique d’une relation duelle ; la dynamique relationnelle empêchant le récit par peur par exemple de détruire le thérapeute, ou peur d’être soi-même persécuté.
– Lorsqu’il existe une difficulté à parler du contexte culturel du patient dans une relation duelle, qu’il y ait un grand silence à ce sujet, ou bien des représentations culturelles difficiles à évoquer et à analyser dans une relation à deux (comme les vécus de possession, de sorcellerie…). Les patients suivis dans le groupe sont le plus souvent dans une situation d’isolement et de solitude liés à l’exil ; il s’agit donc de mobiliser des ressources symboliques, des souvenirs, des représentations par l’apport du groupe sur ce qui se dit « ailleurs » qu’en France, par exemple autour des rituels de deuil.
– Pour permettre une approche transculturelle du trauma : selon la culture, la frayeur est décrite de manière différente mais rend compte à chaque fois de la brèche, de la rupture de contenant, de la sidération qui l’accompagne (Baubet et Moro, 2003).
La thérapie groupale permet souvent un déblocage du processus thérapeutique dans des situations où la thérapie individuelle était paralysée, figée, par exemple, par la massivité des reviviscences qui empêchait toute élaboration. On perçoit sur ce plan la fonction de « holding » du groupe et la capacité qu’il restaure chez les thérapeutes à penser malgré tout, et à garder leur place de thérapeute dans des situations parfois extrêmement difficiles. La restauration de cette capacité à penser figure là un peu de la fonction alpha3 définie par Bion., Grâce à un véritable « nourrissage symbolique » d’un « ailleurs » que les patients retrouvent, le groupe leur permet progressivement d’utiliser leurs propres ressources symboliques.
Karan, le passage du suivi individuel au groupe
L’arrivée de Karan, Sikh du Punjab, en France fait suite à des persécutions politiques avec menace de mort dans son pays, l’Inde. Ses frères, eux, ont été tués. Incarcéré à plusieurs reprises, Karan garde des traces, à la fois corporelles et psychiques des tortures subies. Ce climat de persécution perdure dans sa famille en réponse à sa fuite, il est toujours recherché, menacé dans son pays, et son père a été incarcéré. Une situation précaire en France, à la fois administrative et personnelle, vient s’ajouter aux événements traumatiques vécus ; il est hébergé par un compatriote, n’a pas de ressources et a une dette morale et financière vis-à-vis de ceux qui l’ont aidé à s’enfuir. L’OFPRA, puis la CRR lui ont refusé l’asile politique qu’il demandait.
Karan est adressé à la consultation trauma suite à différents suivis médicaux n’ayant pas entraînés de soulagement de douleurs somatiques invalidantes chroniques. Karan a mal aux pieds et au ventre (il a reçu des chocs électriques au niveau des pieds et des organes génitaux), ainsi que dans la nuque et le dos (il a subi des tortures par suspension). Un diagnostic d’état de stress post-traumatique complexe associé à une dépression majeure est posé. La prise en charge individuelle débute au sein de la consultation trauma. Un traitement médicamenteux est entrepris, et une bonne alliance thérapeutique s’instaure, mais celle-ci ne permet pas la verbalisation des souffrances au delà des plaintes corporelles, lancinantes, répétées à chaque consultation. A chaque tentative d’évocation des événements endurés, le patient s’effondre, silencieusement, avant de reprendre « J’ai trop mal au dos ». Plus de six mois s’écoulent sans que rien ne change vraiment. Karan met en avant « le destin » et la « volonté de Dieu » comme un paravent qui vient remplacer l’expression des affects. Ainsi, Karan dit ne pas être triste, ne pas éprouver de colère, ne pas éprouver d’angoisse, ne pas se sentir coupable. Les choses sont conformes à sa destinée, comme elles devaient être… Les entretiens se font avec un interprète, le psychiatre qui intervient est formé à la psychiatrie transculturelle et à la prise en charge des psychotraumatismes, le patient vient toujours ponctuellement à ses rendez-vous, mais la situation est figée. Une indication de prise en charge en groupe est posée, expliquée au patient qui accepte cette idée.
Le dispositif groupal va progressivement permettre au patient le récit de l’exil, des persécutions antérieures et de l’impasse dans laquelle il se trouve aujourd’hui. Le discours de Karan est très orienté sur les exigences religieuses et morales de son appartenance sikh et il semble difficile de retrouver sa position subjective. En consultation individuelle, Karan exprimait déjà clairement son désir d’être compris en tant que Sikh (il offre un livre sur les Sikhs au psychiatre). Ses premières explications sur le sikhisme gardent une fonction défensive. Mais au cours des consultations, Karan introduit de plus en plus de récits qui font surgir ses émotions – la colère contre les autorités françaises qui lui ont refusé le statut de réfugié (une colère qui ne va pas être nommée, car elle n’est pas conforme à l’ethos des Sikhs, mais qui s’exprime de plus en plus clairement dans les récits), la tristesse et les sentiments de culpabilité par rapport aux amis et membres de la famille qui sont morts dans leur combat patriotique. Karan est porteur, à chaque rendez-vous d’éléments nouveaux. La multiplicité des deuils et des persécutions vécus par sa famille au pays renforce son état. Le groupe a permis au patient une verbalisation qui semblait retenue en relation duelle classique. Le groupe joue le rôle de contenant, de soutien. Chaque thérapeute interprète, questionne. Cette prise en charge groupale va permettre à Karan de verbaliser l’extrême violence de ce qu’il a subi, des affects dépressifs, les questionnements dans lesquels il se trouve par rapport à ses choix passés et à venir. Peu à peu, sa position subjective peut être exprimée, son histoire personnelle peut être articulée avec l’histoire des Sikhs sans se confondre avec elle. Ses plaintes somatiques s’estompent peu à peu.
La situation de Karan n’a pas été sans répercussion sur le groupe. Des mouvements contre-transférentiels massifs et contradictoires ont été évoqués par les co-thérapeutes durant les temps de reprise et de supervision. Il était en effet particulièrement difficile de faire avec du matériel culturel que nous connaissions peu, la massivité des traumas, le fatalisme affiché du patient barrant – en apparence tout au moins – toute possibilité élaborative, sa position quant aux aspects politiques (était-il lui-même une « victime » ou un « agresseur », avait-il participé à des actions violentes ?), etc. Karan était-il un patient souffrant de psychotraumatisme, un mystique, un activiste, un peu tout à la fois ? Le travail de réflexion et d’élaboration mené par le groupe a été déterminant dans la prise en charge de ce patient. Il a permis que les fragments de réel, les moments de sidération auxquels nous confrontait Karan puissent être repris et partagés à travers le langage, préservant la capacité du groupe à penser et à contenir. Sans ces temps de travail, le groupe serait menacé par le clivage, et des mécanismes défensifs archaïques pourraient se mettre en place.
Notes de bas de page
1 Service de psychopathologie de l’enfant, de l’adolescent et de psychiatrie générale du Professeur Marie Rose Moro, CHU Avicenne (AP-HP), 125 rue de Stalingrad, 93009 Bobigny Cedex.
2 Définition
3 La fonction Alpha transforme les éléments sensoriels en contenu psychique, c’est-à-dire qui donne des formes au pensable.
Bibliographie
Asensi H, Le Du C., « Savons-nous accueillir les réfugiés en France ? » In Baubet T, Le Roch K, Bitar D, Moro MR, editors. Soigner malgré tout. Vol 1 : Trauma cultures et soins. Grenoble, La Pensée Sauvage Editions, 2003, pp.71-95.
Baubet T, Moro MR., « Cultures et soins des traumatisés psychiques en situation humanitaire » In : Baubet T, Le Roch K, Bitar D, Moro MR, editors. Soigner malgré tout. Vol 1 : Trauma cultures et soins, Grenoble, La Pensée Sauvage Editions, 2003, pp. 71-95.
Baubet T, Abbal T, Claudet J, Le Du C, Heidenreich F, Lévy K, Mehallel S, Rezzoug D, Sturm G, Moro MR., « Traumas psychiques chez les demandeurs d’asile en France : des spécificités cliniques et thérapeutiques », Journal International de Victimologie 2004, 2(2)
Lebigot F. Traiter les traumatismes psychiques : Clinique et prise en charge. Paris, Dunod, 2005.
Moro MR., Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants, Paris, Dunod, 1998.
Nahoum-Grappe V., « Anthropologie de la cruauté. Quelques pistes au sujet de la guerre en ex-Yougoslavie » In Moro MR, Lebovici S, éditeurs. Psychiatrie humanitaire en ex Yougoslavie et en Arménie, Paris, PUF, 1995, pp. 23-50.
Nathan T., La folie des autres. Paris, Dunod, 1986.
Rousseau C., « Violence organisée et traumatisme », In Baubet T, Moro MR, éditeurs. Psychiatrie et migrations. Paris, Masson, 2003, pp. 148-154.