Dans le cadre de la prise en charge du « trouble psychique » – ou de ce que je préfère appeler le « malheur psychique » pour retirer la connotation institutionnelle et psychiatrique du terme et couvrir l’ensemble des troubles qui vont de la folie au mal-être, à ‘l’addiction et à la dépression ordinaire- certains lieux, certains dispositifs passent inaperçus. Ce sont ceux qui se développent à l’ombre des grandes institutions et des grands dispositifs institutionnels comme le RMI. Ils relèvent du tissu associatif, voire militant, ou d’initiatives à la marge des organisations productives.
Je réunis sous le terme de « dispositif interstitiels » des lieux divers , dans la métropole lilloise, comme AIDFAM une association qui prend en charge des problématiques familiales, VOYAGE qui accueille des publics en grandes difficulté à partir d’activités culturelles ou de travail sur soi (l’objectif d’insertion devenant très éloigné), INTERLUDE qui met en place un dispositif transitoire pour des jeunes toxicomanes , mais aussi les ateliers de la FNA-PSY, le Centre Frontières (centre artistique lié à l’EPSM Lille métropole), l’association Diogène qui intervient auprès des CHRS et à la demande du 115, le Centre d’accueil et de crise du CHU, tel groupe de parole pour dépendants à une drogue ou pour jeunes homosexuels en difficulté, la cellule psychologique crée par la préfecture de Lille qui accueille les fonctionnaires « en crise » etc. Ils datent environ d’une vingtaine d’année. Ils sont en nombre important. Nous avons repéré sur la métropole lilloise (deux millions d’habitants) environ 1000 associations qui touchent à des questions de santé mentale, notamment sous l’angle de la prévention. Ce phénomène est fort intéressant puisque dans la notion de « politique de santé mentale » venant en place de « politique de la psychiatrie », le versant prévention est en principe valorisé, sans qu’on sache d’ailleurs bien encore de quoi serait faite la politique de prévention des secteurs psychiatriques.
Ces lieux interstitiels sont difficiles à nommer, car tout choix d’un nom porte une hypothèse d’interprétation et d’identification qui est prématurée au regard d’une émergence sur laquelle il reste difficile de se prononcer, entre une nouvelle organisation des prises en charge en train de se profiler ou des expériences destinées à rester marginales. En premier lieu nous1 les avions appelés « dispositifs innovants ». Dénomination finalement naïve au regard d’une généalogie des institutions du social et du champ de la santé mentale, vu l’existence des lieux de vie ou des alternatives à l’hospitalisation telles qu’elles émergent dès les années soixante.
C’est pourquoi, nous avons eu aussi recours au terme de « dispositifs flous », dénomination à vrai dire purement descriptive et peu significative, même si elle insistait sur la fluidité et l’adaptabilité de tels lieux. De la même façon, nous avons utilisé l’expression de « dispositifs polyvalents » pour marquer la pluralité des références en jeu tant sur le plan théorique que sur celui des pratiques mises en œuvre avec le public que sur la formation des personnels « accueillants », ni purement dans le social, ni purement dans le soin, mais à la fois dans les deux, et avec parfois autre chose en plus (des pratiques culturelles, de l’aide juridique concernant les problèmes de divorce ou de délinquance, de l’aide à la gestion de carrière), avec une indétermination quant aux publics eux-mêmes et une acceptation du caractère « global » de leur demande.2
Nous avons un moment fait référence à une dénomination moins métaphorique qui consiste à mettre en lumière le fonctionnement de ces dispositifs : ils s’adressent à des personnes en souffrance, ils insistent sur la dimension collective de la prise en charge, à travers, notamment, la facilitation et la mise en scène de la parole collective, tout en se démarquant de la démarche thérapeutique courante et des approches procédurales qu’engagent les prestations du travail social, tant sur le versant traditionnel de l’aide sociale que sur celui, plus récent, de l’insertion. Il est clair cependant, comme on le verra dans la présentation d’une des trois expériences que nous avons étudiées de près, qu’ils entretiennent des rapports étroits avec les modalités de l’une et l’autre approche, mais que c’est en en pointant les insuffisances des institutions classiques (secteur psychiatriques, médecine et psychologie libérale, clubs de prévention), qu’ils élaborent leur propre référentiel d’action. C’est pourquoi le terme, plus savant, de « clinique psychosociale » ou de « dispositifs sociaux psychiques » peut aussi qualifier le mode opératoire qui est en jeu. Clinique parce qu’il s’agit d’une approche des cas et des singularités, qu’elles soient individuelles ou groupales, et « sociaux psychiques » parce que la question du lien entre la dimension subjective et les mécanismes collectifs, ou l’origine sociale ou relationnelle des troubles, est au cœur du projet d’intervention.
Si finalement nous nous sommes arrêtés sur cette appellation de « dispositifs interstitiels », c’est parce qu’elle rend compte de la position spécifique de ces dispositifs qui prennent place dans les failles de besoins sociaux non satisfaits par les institutions établies. Mais plusieurs lectures restent possibles de ce que sont les interstices et de la fonction que remplissent ces dispositifs.
Faute de place, je me concentrerai sur l’exemple d’AIDFAM.
AIDFAM a été créée en 1986, sur la base de subventions pour la prévention de la toxicomanie. En 1993, avec des subventions de la ville de Lille et l’arrivée de la directrice actuelle, elle se donne le projet d’ouvrir des lieux d’accueil, d’écoute et de soutien pour des adultes en difficulté relationnelle au sein de leur famille (la toxicomanie n’étant plus qu’un symptôme parmi d’autres) dans trois quartiers lillois, dont deux défavorisés. AIDFAM est actuellement subventionnée par la ville de Lille, le Conseil Général du Nord et la DDASS.
Les objectifs, les croyances de la structure sont les suivants:
• La parole est un moyen de retrouver un mieux être psychique et un moyen de prévention des troubles (délinquance, addiction, dépression, violences). Il faut donc offrir des lieux pour parler à des gens qui n’osent pas aller voir le psychiatre ou le psychologue, à cause de la stigmatisation de l’image de la psychiatrie. Mais il s’agit aussi de faire mieux que dans les CMP. « Ne faites pas une tête d’enterrement comme dans les CMP » dit la directrice à ses « accueillants ». La convivialité de l’accueil est préconisée. Il s’agit aussi de savoir répondre rapidement à la demande et de ne pas dépasser une semaine d’attente pour un rendez-vous, contrairement là aussi à ce qui se passe en CMP.
• Il faut que les usagers soient actifs. Ce principe soutient les activités collectives internes. Les groupes de production-action sont des groupes d’usagers qui produisent, avec l’aide d’un réalisateur, des films sur leur situation de parents d’adolescents toxicomanes, dans une volonté de témoignage pour aider les autres parents. Les groupes de paroles sont des groupes d’entraide (entre parents, ou entre adolescents). La prise de parole des usagers lors des conférences est systématiquement encouragée.
• Il faut aller vers les populations qui ne viendront jamais demander de l’aide. Le créneau ici se définit par opposition aux clubs de prévention « qui attendent que les jeunes viennent à eux mais ne se déplacent plus sur les terrains », alors qu’AIDFAM fait des permanences de rue, par exemple des sorties d’écoles maternelles, ou dans les mairies de quartier, pour être au plus près des populations « exclues ».
Le créneau de marché est donc défini de manière militante par rapport aux CMP (peu accessibles, peu conviviaux) et aux structures du travail social classique (qui renoncent à aller à la rencontre des terrains les plus « difficiles »), les deux, selon la directrice, ne considérant les usagers que comme passifs.
L’association compte actuellement trois salariés à temps complet (la directrice, qui est psychologue, une psychothérapeute, une secrétaire), une quinzaine de personnes qui travaillent en CDI à temps partiel, présentés comme des « professionnels du secteur médico-social » (dans le cadre de la convention de l’Education spécialisée) et qui ont des contacts directs avec les usagers. Ils sont, quant à leur métier ou statut principal : éducateurs spécialisés, assistants sociaux, trois psychologues, conseillers conjugaux, médiateurs, thérapeutes familiaux, psychanalystes, sociologues. A cette liste s’ajoute des vacataires divers : une juriste et une avocate qui reçoivent aussi des usagers, les conférenciers, le psychiatre qui assure les séances de supervision collective tous les mois (ou individuelles à la demande), les invités aux séances de formation interne, les réalisateurs et les universitaires qui collaborent aux groupes de production de vidéo.
Le premier service offert par AIDFAM sous forme « d’entretiens » et de « suivis » est celui d’une offre conjointe d’orientation dans les services sociaux et les procédures judiciaires (IEAD, AEMO), de consultation juridique, d’écoute psychothérapeutique, laquelle va du soutien ponctuel au suivi long (trois ans). La connexion accompagnement psychologique-conseil juridique noue autour de situations de plainte renvoyant à la violence sociale et psychologique qui s’exerce au sein des familles (inceste, pédophilie, femme battue, climat de terreur, disputes récurrentes) et autour des problèmes suscités par les conduites à risque des adolescents qu’ils en soient victimes ou auteurs (addiction, agression, vol, viol, fugue). La consultation juridique interne d’AIDFAM concerne surtout des familles populaires, perdues dans les dédales de la justice ou effrayées par un procès aux assises. Ainsi l’accompagnement psychologique de la demande d’AEMO, demande souvent culpabilisante pour les parents quand elle est à leur initiative et qui révèle parfois son inutilité après quelques entretiens à AIDFAM.
Les entretiens, volontairement, ne sont pas présentés dans les plaquettes de présentations comme « psy ». Certains entretiens relèvent pourtant, d’autre du conseil éducatif ou de la réorientation (vers les services sociaux, un juge pour enfant, Ilot psy…). Les entretiens sont anonymes, la confidentialité de leur contenu est garantie, le rendez-vous doit être pris par l’intéressé. Leur périodicité est hebdomadaire, bihebdomadaire, mensuelle ou irrégulière. Les CSP des accueillis sont variées. Environ 12 à 15% de CSP supérieures, 15% professions intermédiaires, 70% « classes populaires », dont un certain nombre d’origine étrangère.
Dans le cas d’Ariane, ce sont d’abord les deux parents de milieu populaire qui sont reçus pendant la durée de sa fugue, puis, à sa demande, Ariane, victime pendant sa fugue de « rapports sexuels forcés » selon son terme, cliente principale, pendant plusieurs années, et les deux parents par ailleurs, pendant un certain temps. Puis les parents arrêtent et seuls des points réguliers sont faits. Un problème de couple apparaît et madame est reçue seule. A la demande d’Ariane, deux séances ont lieu avec son père. A la demande des parents, une rencontre est organisée avec la juriste à un moment où les contacts avec le monde de la justice deviennent difficiles pour Ariane et ses parents. Elle a renoué avec l’école et un projet professionnel et a maintenant arrêté sa psychothérapie.
On voit que la clinique mise au point à AIDFAM, avec sa convivialité, ses suivis de moyenne durée et la souplesse des configurations d’entretien est assez inventive et réussit une adaptation à des clientèles variées, notamment populaires. Cela ne va tout de même pas sans difficultés. Il se produit en effet pour les femmes ou les couples des classes populaires un certain mécanisme d’auto élimination des suivis longs qui peut emprunter plusieurs voies. Cette auto élimination concerne par exemple certaines mères de familles arrivant avec une demande qui est comptabilisée dans les statistiques d’AIDFAM comme « demande pour le compte d’un tiers »: « mon fils se drogue, mon fils ne fait rien à l’école, mon fils est violent, il faudrait que vous lui expliquiez, que vous lui fassiez comprendre« . Parfois l’enfant est amené au rendez-vous pris par la mère, par celle-ci, contre son gré. Dans ce cas typique de demande pour le compte d’un tiers, le dispositif répond, par principe : 1/ Vous dites être en détresse, nous pouvons faire un travail avec vous-même, pour votre propre compte, et cela, très probablement, aura, de plus, un effet bénéfique indirect sur le tiers dont vous vous plaignez. 2/ Nous sommes prêts à recevoir le tiers mais ne pouvons pas le faire s’il ne téléphone pas lui-même pour prendre rendez-vous pour lui, ou s’il ne confirme pas qu’il vous accompagne de son plein gré. La transformation de la demande initiale en demande « pour son propre compte » s’effectue parfois mal notamment avec les femmes d’origine maghrébine, en plainte pour un adolescent violent (qui n’accepte pas l’idée d’entretiens), dont les accueillants reconnaissent qu’ils sont mis en difficulté par la demande de ces femmes. Pour diminuer la difficulté des parents d’origine populaire, notamment immigrés, à accepter un travail d’ordre psychothérapeutique, AIDFAM pratique donc volontairement l’euphémisation (c’est une consigne donnée aux accueillants, au moins pour les premiers entretiens) pour éviter le recul de l’usager, mais aussi une recherche systématique de convivialité : chaleur, sourire, petit café (ou autre) offert systématiquement en début d’entretien. Une partie importante d’usagers n’emploient jamais (tout au moins au début) à propos de ce qu’ils font à AIDFAM le mot psychothérapie, trop stigmatisant ou trop étrange pour eux, mais seulement celui de « suivi ». Ils disent « je fais un suivi ».
Plus généralement, la directrice a pu repérer plusieurs types de façon dont les usagers d’AIDFAM utilisent son offre de service d’écoute et de psychothérapie :
• Plusieurs des usagers d’AIDFAM ont eu des contacts antérieurs malheureux avec le champ de la prise en charge du trouble psychique : psychiatres qui veulent donner des médicaments, psychiatres comportementalistes (et la thérapie a échoué ou bien ils sont déclarés « nuls »), psychologues scolaires, psychologues de CMP trop normatifs.
• Un deuxième type d’usagers (25 % du petit échantillon) cumulent les suivis dans le champ de la prise en charge du trouble psychique : AIDFAM + homéopathie, AIDFAM + antidépresseurs (généraliste ou psychiatre), AIDFAM + psychothérapie comportementaliste. Nous voyons ici émerger le phénomène des usagers multi consommateurs. Ces usagers s’informent, cherchent ce qui leur convient, et le combinent de façon autonome.
• Quelques usagers viennent à AIDFAM en attendant leur premier rendez-vous chez le psychiatre ou pour demander si une psychothérapie leur serait utile.
AIDFAM insiste sur le fait que les entretiens ne peuvent être la seule forme d’action, il faut aussi des activités collectives (groupe de parole adolescents, les groupes de parole parents, les groupes de gestion de stress et de relaxation, les conférences publiques mensuelles). Et surtout le groupe formation-action : composé d’usagers d’AIDFAM (essentiellement des parents de toxicomanes), il produit des outils destinés à susciter des débats entre adultes, entre adultes et jeunes, ou dans les milieux professionnels (trois films de 20 minutes ont été réalisés, un petit livre). Enfin, dans l’objectif central d’accessibilité de l’aide, il faut des activités délocalisées. Il s’agit de permanences : mairies de quartier, écoles maternelles, maison de quartier dans les quartiers populaires, où se lit le côté le plus militant de AIDFAM.
Conclusion
Les caractéristiques communes des dispositifs interstitiels apparaissent être:
• la non-spécialisation des publics, leur non ségrégation sociale ou « psychique »,
• l’indépendance de la structure, la liberté d’action,
• le fonctionnement de l’organisation (peu hiérarchique) et les caractéristiques de ses professionnels à formation polyvalente,
• la place des usagers, qui, nombreux aux assemblées générales ou groupes de réflexion, participent aux orientations des associations,
• être des dispositifs généralistes de prévention.
Ces dispositifs interstitiels ne se présentent finalement pas, malgré une première apparence, comme un nouvel épisode de l’articulation entre le sanitaire et le social tel qu’ils existent, mais plus comme le contournement de cette rencontre impossible. S’aménage une logique de parcours, d’étapes, qu’il appartient à chacun de parcourir afin d’accéder enfin à son autonomie. C’est l’individu lui-même qui devient le centre et le décideur de l’intervention de prise en charge.
Deux problèmes théoriques peuvent être soulevés à leur propos :
1/ Celui de la psychologisation des rapports sociaux sous tendus par la multiplication de lieux d’écoute. Je renvoie à mon texte dans Bresson (Dir., 2005) où je soutiens l’idée que la psychologisation des problèmes sociaux peut être à la fois instrument de domination et outil d’émancipation et de résistance.
2/ Celui de la désinstitutionalisation des politiques publiques. Je renvoie à ma communication à l’Association française de sociologie, réseau « Institutions » (2006) où je soutiens que les processus de désinstitutionalisation s’accompagnent de réinstitutionnalisation, par déplacement institutionnel (sur la famille et le pénal par exemple) et de nouvelles formes institutionnelles avec le développement de l’évaluation et de la logique gestionnaire.
Les dispositifs interstitiels cependant ne sont pas la voie actuellement privilégiée par les politiques publiques, qui leur préfèrent ouvertement une autre voie, présentée comme « la » solution institutionnelle aux cloisonnements : les dispositifs réseaux (formels). Ils sont actuellement fragilisés par le déclin des subventions, l’injonction à se regrouper (« big is beautiful ») ou à se spécialiser pour mieux se prêter à l’obligation d’évaluation. Toutes ces injonctions du nouveau management public sont cependant contradictoires avec d’autres impératifs, explicites eux aussi : proximité, réponse ajustée à la demande, prévention, dans lesquels les dispositifs interstitiels se montraient particulièrement performants.
3/ Celui des contradictions des nouvelles politiques de santé mentale : les psychiatres ont tendance à ignorer les dispositifs interstitiels ou à les mépriser comme « psychiatrie light », pseudo psychiatrie, alors même que les secteurs psychiatriques ne savent pas comment assurer des politiques de prévention.
Notes de bas de page
1 Equipe IFRESI-CNRS Lille. Ce texte s’appuie sur un travail fait en compagnie de Michel Autès et Bernadette Delaval.
2 Didier Fassin (2004) et Michel Joubert (2004) les appellent, de façon descriptive aussi et à mon avis un peu partielle, des « lieux d’écoute ».