Souvenons-nous que “catégorie” dans la langue des philosophes s’est dit un temps “prédicament” et lisons cet aveu déconcertant pour notre temps : « Mon plus grand plaisir était dans ce que l’on appelle les prédicaments, qui me semblaient être un inventaire de toutes les choses du monde1 ». Le propos n’est pourtant pas le fait d’un débutant, mais de Leibniz lui-même racontant sa jeunesse de logicien prodige.
Je ne saurais dire si Aristote a conçu sur ce mode sa tâche lorsqu’il a inventé sa théorie des catégories, nouant au cœur même des actes du langage l’être et la pensée, mais je suis persuadé que les pensées de Leibniz, devenue avec le temps insolentes, sont bien là pour nous secouer, pour nous libérer de notre défiance à l’égard du langage des hommes.
Ce serait bien mal connaître les catégories de notre esprit que de les confondre avec un lit de Procuste2 qui contraindrait un réel vulnérable à l’excès à entrer sous des prises étrangères. Ou plutôt c’est sentir encore peser sur soi la terreur des idéologies et confondre la catégorisation autoritaire avec l’inventivité des idées. Car au fond qu’est-ce que la catégorisation si ce n’est l’évaluation attentive d’une chose et la tentative de retrouver son unité à travers la diversité des facettes qu’elle livre à notre réflexion. Notre temps préfère la critique à la catégorie. Mais si la critique est un acte de décomposition de son objet qui ne connaît pas de borne, le concept à l’œuvre dans la catégorie sauve ce même objet de sa propre pulvérulence et lui restitue une unité nouvelle, une unité dans l’esprit, à la fois plus stable que la présence toujours fuyante des êtres plongés dans le temps et plus universelle que la suite de ses moments. Et soudain la catégorie permet à chacun d’entre nous de hisser sa pensée à cette dimension d’universalité qui se confond avec sa vocation à la liberté.
On m’opposera que la littérature, ou mieux le poème ont précisément cette fonction et que la pensée par concepts ne sait qu’arraisonner les choses, en les sommant précisément de livrer leurs raisons, dont le secret jalousement gardé serait au contraire un gage d’infinité et même une promesse de salut. Ainsi le conflit ne serait-il pas tant entre les catégories du langage et les choses, qu’entre des usages rivaux de la langue.
Mais ce recours si spontané à l’art ne revient-il pas à demander trop sinon au poème, du moins aux poètes qui nous entourent? Comment ne pas voir que les enchaînements de la poésie sont devenus des événements locaux, cernés par l’expérimentalisme ou l’esthétisme. Le temps où la poésie se confondait avec la parole du peuple est bien révolu et le culte exclusif des pouvoirs de la parole poétique pourrait finir par produire un effet plus que néfaste : elle interdirait l’accès des modernes à leur réelle créativité. Les modernes ne seront pas tous poètes, mais en tant qu’ils continuent à aménager par la parole le monde qui leur est échu, ils sont contraints de multiplier ces créations modestes et pourtant libératrices de l’angoisse que sont les catégories et de contribuer autant qu’ils le peuvent au concept complet des réalités singulières.
Faut-il comprendre qu’ils succomberaient à des idées toutes faites et à des catégories héritées, fondamentalement inadéquates à une réalité qui ne cesse de se complexifier? Mais qui ne voit qu’il vaut mieux porter une pensée fausse, qui peut demain être corrigée par un jugement fondé sur l’expérience, que de succomber devant la fatalité silencieuse d’une réalité insurmontable? Les pensées fausses, ce sont tout de même des pensées, et on devrait toujours les préférer aux poses du silence ou aux affres de la componction, qui ne sont qu’autant de démissions.
Il faut aimer l’œuvre millénaire du langage jusqu’à son pouvoir de nommer par genres et par espèces les réseaux buissonnants d’une réalité qui nous enveloppe dans ses bras maternels jusqu’à nous étouffer. Il faut aimer le langage jusqu’à ce moment où la volonté humaine se fait si forte qu’elle agit sur lui, l’ordonne et le contraint à se faire porteur d’une vérité d’esprit. Ce processus d’enrichissement progressif a fait ses preuves, preuves non seulement du côté de la science, qui a su y ordonner ses observations en des théories d’abord classificatrices ensuite opératoires, mais aussi preuves dans la philosophie qui y met à l’épreuve la volonté humaine de savoir, et même dans la théologie car c’est grâce au travail de la catégorie que, de simple foi, elle a pu espérer devenir science de Dieu.
Et pour revenir une fois encore à Leibniz, nous pourrions demander à ce grand amateur de catégories où se tient, pour finir, la nécessité profonde de ce grand partage du réel que proposent les catégories raisonnées en leur diversité. Il répondrait sans doute que les catégories ont ceci de bon qu’elles nous font accéder non pas tant à la réalité elle-même, toujours multiple jusqu’à l’insaisissable, qu’à la possibilité de la réalité, c’est-à-dire aux règles minimales de sa constitution sous le regard de l’esprit.
Par la catégorie le monde n’est plus seulement réel, il se révèle tout simplement pensable.
Notes de bas de page
1 Leibniz, Lettre à Wagner de 1696, in Die philosophische Schriften von G.W. Leibniz, hrsg. von C.I. Gerhardt, vol VII, p. 516.
2 NDRL : Dans la mythologie grecque, Procuste était un bandit qui vivait au bord de la route entre Athènes et Eleusis. Il attirait les voyageurs en leur offrant l’hospitalité, mais ensuite il les attachait sur un lit : un petit lit pour les grands et il leur coupait la partie des jambes qui dépassait ou un grand lit pour les petits et il les étirait aux dimensions du lit. C’est le héros Thésée qui mit fin à sa carrière sanglante en lui faisant subir le même sort.
Sens actuel : désigne une tentative de réduire les hommes à un seul modèle, à une seule façon de penser ou d’agir, quitte à réduire à néant en eux toute personnalité ou toute originalité.