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Histoire d’un hikikomori occidental

Philippe LE FERRAND - Psychiatre Centre Hospitalier Guillaume Régnier, Rennes

Année de publication : 2016

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°61 – Des mondes virtuels ? (Septembre 2016)

Pathologie mentale ou spécificité culturelle, le hikikomori élargit son champ nosographique en se développant dans la société occidentale. L’histoire de Jean illustre les enjeux du retrait volontaire du monde remplacé peu à peu par la société virtuelle.

L’usage immodéré d’internet, le retrait social et la claustration à domicile sont des comportements de plus en plus observés dans le monde. Ce sont des cliniciens et sociologues japonais qui se sont les premiers intéressés à ce problème perçu comme l’expression du malaise de la jeunesse japonaise actuelle. Ils ont appelé « hikikomori » ce phénomène socio-anthropologique lié pour eux à la culture japonaise.

Au Japon, le terme « hikikomori » est utilisé pour désigner les situations de retrait social extrême : « Il s’agit de l’état d’une personne qui évite toute participation sociale en raison de différents facteurs et causes et qui reste cloîtrée presque en permanence chez elle plus de six mois »1. Il concerne de grands adolescents ou jeunes adultes vivant chez leurs parents, cloîtrés pendant plusieurs mois ou années avec un mode de vie centré sur le domicile sans intérêt ou désir pour le travail et refusant toute communication intra ou extra familiale sans pour autant s’exiler dans un endroit isolé ni être gênés par ce retrait. Le souhait de sortir de l’enfermement ou la conscience d’une anomalie de la conduite n’existe pas.

Le hikikomori n’est pas considéré au Japon comme une maladie psychiatrique ni une maladie neurologique organique. Au sens strict pour les cliniciens japonais, la désignation ne peut être donnée dans les cas de dépression majeure, de schizophrénie, de TAD2 ou d’agoraphobie. Pour des raisons culturelles, les cliniciens japonais récusent même la notion de trouble psychiatrique mais préfèrent le désigner comme un syndrome du registre de la santé mentale lié à la culture : « un modèle de comportement anormal ou d’expérience troublante récurrente et lié spécifiquement à la culture locale »3. Le hikikomori est pour eux une nouvelle catégorie diagnostique définie comme « un isolement social persistant sans autre trouble ». Cette conduite semble pourtant très proche de ce qu’on désigne habituellement sous le terme de « phobie sociale » ou de « personnalité évitante ». En France4, Philippe Jeammet a décrit en 1985 des conduites de retrait proches des troubles décrits par les cliniciens japonais. Il parle d’« une pathologie du retrait chez l’adolescent faite d’une passivité active, d’un non agir soutenu et quelquefois violemment défendu avec un désinvestissement affiché et activement poursuivi ». Ce trouble de l’activité consiste en un refus de participer à la vie sociale avec une existence rétrécie à un espace restreint et un rejet des règles et usages de la vie sociale. Pour expliquer ce trouble l’auteur se réfère à la notion de « psychose blanche ».

S. Rapp5 au Canada souligne que les diagnostics d’agoraphobie et de sociophobie souvent posés ne sont pas appropriés dans ces conduites d’auto-réclusion avec déni du caractère pathologique de l’enfermement. En Grande Bretagne on parle de « neet » pour désigner « une personne qui n’est pas inscrite dans un établissement scolaire, n’a pas d’emploi et ne participe à aucune formation professionnelle ». Aux Etats-Unis d’abord et maintenant en France, on parle de « geek » pour désigner des personnes possédant savoir et compétence informatique qui passent beaucoup de temps sur internet.

L’avènement d’internet a d’ailleurs changé le fonctionnement du hikikomori et le regard sur cette conduite car dans l’époque précédant internet, le hikikomori était caractérisé par l’oisiveté et le désintérêt pour toute vie sociale et professionnelle  alors qu’actuellement il est aussi caractérisé par un temps important passé sur internet. En fait, l’avènement d’internet a clairement séparé les hikikomori cyberdépendants et les hikikomori qui ne s’adonnent pas à internet. Les hikikomori cyberdépendants sont toutefois différents des addicts classiques à internet (jeux en ligne, pornographie etc.). Ils s’orientent plutôt vers le surf compulsif et la dépendance à l’interactivité6 avec une cyberdépendance conséquence du retrait et non un retrait conséquence de la cyberdépendance.

Internet serait alors un compromis entre la tendance au retrait et la nécessité d’un minimum de contact social. Ce compromis dans le conflit personne/société apparaît ainsi comme une solution auto-thérapeutique au retrait social.

Le hikikomori s’apparente à une figure bien connue de la littérature, le personnage de misanthrope qui vit une vie d’ermite attaché à la solitude et par la solitude. Il est aussi un individu qui souffre d’une forme particulière de phobie sociale : l’intolérance à l’altérité, une anthropophobie qui serait différente de l’angoisse sociale classique. Le hikikomori japonais se désintéresse de l’autre et du dehors, comme Jean, un patient que je connais depuis vingt ans, en retrait social depuis plus de quinze ans.

Jean est-il un hikikomori occidental, un misanthrope ou un ermite ? Est-il un hikikomori chronique puisqu’il a aujourd’hui 45 ans et vit reclus depuis de nombreuses années sans désir de changer cette situation même si celle-ci est parfois source d’angoisse et surtout d’ennui ? Les relations sociales ne lui manquent pas, pas plus que sa famille dont il repousse les sollicitations ou une vie affective dont il ne voit que les aspects négatifs de contraintes et obligations.

Jean est un ancien toxicomane à l’héroïne dont le sevrage coïncide avec le début de sa claustration. Il continue cependant à fumer du cannabis pour lutter contre l’ennui et parfois mettre à distance ses angoisses hypocondriaques qui le prennent régulièrement. Il bénéficie depuis dix ans d’une allocation adulte handicapé en raison du handicap que représente sa phobie sociale qui était masquée et soignée par sa toxicomanie.

Dans les débuts de sa vie d’ermite, le seul lien humain était la consultation hebdomadaire obligatoire car associée à une prescription de méthadone. L’anticipation de la consultation apparaissait d’abord comme une épreuve insupportable même si petit à petit il a pris goût à ces consultations qui ont pris des allures de psychothérapie surtout après la fin du traitement par méthadone. Au fil de nos rencontres, Jean évoquait toute l’ambivalence des liens humains avec le paradoxe de la nécessité de vivre avec les autres et en même temps l’incapacité d’être avec eux. Il décrivait un fossé entre lui et autrui et ce fossé nécessitait toujours la construction d’un pont au prix d’une immense énergie, comme si ce pont s’effritait au fur et à mesure de sa construction. La satisfaction de la rencontre et du lien lui demandait un tel effort qu’il éprouvait paradoxalement un soulagement dans le retrait social. C’est parce qu’il ne pouvait pas consolider ce pont de sable qu’il préférait se maintenir dans la solitude et résoudre le paradoxe en affirmant qu’il n’avait besoin de rien ni de personne. Il préférait l’insatisfaction de sa situation à la satisfaction reçue d’autrui qui restait fondamentalement un étranger plus ou moins menaçant ou pénible par ses exigences supposées qui auraient impliqué une réciprocité des devoirs et obligations. La découverte d’internet a pourtant changé sa vie. Internet est devenu un pont suffisamment solide qu’il n’avait pas besoin de consolider. Ce pont lui permettait d’être avec autrui et lui évitait en même temps la menace d’un excès de présence car grâce à lui il pouvait maîtriser cette présence. Internet pouvait lever les risques de la confrontation aux deux craintes qui s’opposent : insolemment dans une indépendance qui induit une perte de soi dans le vide relationnel, assujettissement à l’autre qui attire pourtant par les nourritures affectives qu’il peut dispenser. Internet permettait le luxe d’un retrait du monde commun et le repli dans un monde humain virtuel. Internet lui a permis de ne plus être un anachorète dans le désert mais un cénobite entouré de sa communauté virtuelle. En se référant aux travaux de Donald Woods Winnicott, internet lui a permis le luxe de pouvoir « être seul en présence de quelqu’un ».

Il a développé des relations amicales grâce à de multiples forums. Il a pu faire des rencontres réelles grâce au poker en ligne qui a évolué vers du jeu réel avec des partenaires en chair et en os. Il a noué des relations sentimentales par

écran interposé avec la promesse de se rencontrer dans la vraie vie. La vie sentimentale sur le net est devenue un compromis viable entre la nostalgie d’une symbiose sentimentale espérée et la crainte de celle-ci en raison de la menace d’envahissement et d’annihilation qu’elle représente. L’amour par internet n’était certes pas charnel mais il n’était pas virtuel non plus, juste un compromis provisoire acceptable avec des sentiments partagés réels mais sous contrôle.

Si le diagnostic de hikikomori en dehors de toute comorbidité n’est pas évident dans le cas de Jean, sa conduite trouve probablement son origine dans l’enfance avec des antécédents de troubles de l’attachement qui ont évolué vers des angoisses de séparation puis des phobies scolaires pour aboutir à la claustration du jeune adulte. L’insécurité dans son enfance en lien avec les comportements intrusifs d’une mère dépressive, possessive et dépendante a abouti à une perception d’autrui comme menaçant a priori par ses exigences supposées. Faute de conscience du trouble et de demande de changement qui l’aurait amené à sortir de son refuge, Jean le hikikomori a trouvé naturellement une solution adaptative dans l’usage d’internet qui lui a offert un compromis entre sa misanthropie pathologique et sa nostalgie de relations humaines sans conflit ni menace d’intrusion puisqu’il peut contrôler à tout instant la bonne distance avec son interlocuteur.

La vie sur internet a eu cet avantage sur la vie dans le monde de donner une contenance et un sentiment de maîtrise dans les relations humaines alors que dans le monde « en chair et en os » notre hikikomori aurait été décontenancé par un espace ouvert à tous les vents et par les autres qui sont pour toujours un enfer pour lui comme pour le héros sartrien de La Nausée7.

Notes de bas de page

1 Saïto, T. (1998). Shakaiteki Hikikomori : Owaranai Shishunki (Social withdrawal: a new ending adolescence).  Tokyo : PHP Kenkyujo.

2 Trouble anxiodépressif (TAD).

3 Gaw, A.C. (2001). Cross cultural psychiatry. Washington : American psychiatry publishing.

4 Jeammet, P. (1985). Actualité de l’agir. Nouvelle Revue Psychanalytique, (31), 201-22.

5 Rapp, M.S. (1984). Differential diagnosis and treatment of “housebound syndrome”. Can Med Assoc J, (131), 041-4.

6 Valleur, M. (2006). L’addiction aux jeux video. Une dépendance émergente ? Enfance & Psy, (31), 125-33.

7 Sartre, J.-P. (1938). La Nausée. Gallimard.

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