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Relations sexuelles : égalité devant la loi, inégalités en situation de handicap

Eve GARDIEN - Maître de conférence en sociologie Université Rennes 2 - ESO (UMR 6590)

Année de publication : 2016

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Sociologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°60 – Sexualités (Juin 2016)

Une différence significative en termes de fréquence des relations sexuelles entre personnes handicapées et valides en France

Malgré leur intérêt pour les politiques de santé publique, il est encore aujourd’hui difficile de produire des données fiables et représentatives sur les comportements sexuels des Français. Néanmoins, une étude comparative, mise en œuvre par l’équipe « Sexualité, Société, Individu » de l’unité 292 de l’INSERM, a permis de prendre la mesure des écarts constatables entre les comportements sexuels de la population française1 et ceux des Français en situation de handicap2. Trois constats saillants peuvent être retenus :

1) Tout d’abord, une moindre fréquence des relations sexuelles pour les personnes adultes handicapées au regard de la population générale3. 2) Cette différence en termes de fréquence des relations sexuelles est considérablement renforcée si l’adulte handicapé est hébergé en institution. 3) Enfin, l’hébergement en institution a également une influence défavorable sur la possibilité pour les personnes handicapées de se marier4.

Écarts de fréquence des relations sexuelles : causalité biologique ou causalité sociale ?

L’étude des chiffres montrent des liens de corrélation entre moindre fréquence des relations sexuelles et l’existence de déficiences et/ou d’incapacités. La variable « déficience » semble jouer un rôle mineur dans ce lien de corrélation, tandis que la variable « incapacité » aurait une influence plus prononcée objective ainsi un lien entre des facteurs biologiques et écart en termes de fréquence des relations sexuelles. Ce lien de corrélation désigne néanmoins un public moins large que le seul public handicapé. L’écart de fréquences en termes de relations sexuelles concerne seulement les personnes vivant avec une ou des dépendance(s) au quotidien.

Pour autant, ce lien de corrélation n’est pas un lien de causalité directe, il n’est pas suffisant pour expliquer à lui seul l’écart constaté. Aussi, si des facteurs biologiques participent à l’explication, ils ne sont pour autant la cause du phénomène constaté. D’ailleurs, des incapacités juridiques ou financières sont mentionnées comme contribuant à cet écart de fréquence des relations sexuelles. Or ces incapacités ne sont jamais uniquement les résultantes d’un ordre biologique, mais toujours le fruit d’une socialisation plus ou moins réussie. Par ailleurs, d’éventuelles variables intermédiaires mériteraient d’être explorées.

Enfin, rajoutons que ce résultat en termes de lien de corrélation vaut pour un contexte de vie en institution. Cette corrélation entre type de déficience et potentialité de relations sexuelles demanderait donc à être vérifiée pour le milieu ordinaire. Une autre interprétation des mêmes chiffres peut ainsi être avancée : la vie en milieu institutionnel serait défavorable à l’engagement de relation sexuelle, et ce d’autant plus si l’on est dépendant.

Quoi qu’il en soit, lorsqu’il n’y a pas d’atteinte à la libido, les exemples ne manquent pas de personnes très dépendantes, vivant à leur domicile en milieu ordinaire, ayant investi et entretenu des relations sexuelles, ayant également fondé une famille. Les déficiences et les incapacités ne sont donc pas des obstacles insurmontables. D’autres hypothèses5 ont été et continuent à être travaillées pour expliquer cet état de fait.

Une construction sociale des différences en matière de relations sexuelles ?

À l’endroit de l’élection du partenaire, les critères de choix endogamique ou de complémentarité sont aujourd’hui bien connus. Mais d’autres critères existent. Le handicap, s’il est visible ou connu, peut devenir un critère excluant ou désavantageux. Comme tout stigmate6, le handicap impose des restrictions dans les relations aux valides, une gêne ou un désagrément difficilement compatible avec le sentiment amoureux.

Plus avant, si l’on ne tombe pas amoureux de n’importe qui, l’on ne rencontre pas davantage n’importe qui. Les relations sexuelles découlent des réseaux de socialité établis par l’individu. Or, là encore, le handicap est statistiquement un facteur diminuant les possibilités de rencontre par un moindre investissement dans divers domaines de la vie. Tout d’abord, alors que de nombreux couples en France se rencontrent sur le lieu de travail, les personnes handicapées sont pour une part reconnues en incapacité de travailler, pour une autre part cherchent un emploi (le taux de chômage des personnes handicapées en France est de façon constante depuis 20 ans au moins deux fois supérieur à celui des chercheurs d’emploi non handicapés), pour une part sont en emploi (le taux d’emploi des personnes handicapées correspond environ à la moitié du taux d’emploi des personnes non handicapées). Par ailleurs, concernant les personnes adultes vivant en milieu ordinaire, l’enquête HID (1998-2001) a montré un moindre investissement en matière de sorties culturelles, de pratiques sportives, de départs en vacances. Il va sans dire que les rencontres ne pourront se produire que dans des espaces sociaux accessibles, ce qui réduit à nouveau les champs des possibles.

La vie en institution est encore moins propice à des rencontres avec tout un chacun que la vie en milieu ordinaire. Elle favorise une socialité entre personnes handicapées. En outre, des relations sexuelles entre résidents d’une même institution ne sont pas sans poser question dans nombre d’établissements7. L’intimité est souvent difficile à préserver8. Cette intrusion quasi inéluctable d’autrui dans l’intimité d’un couple naissant peut fragiliser cette affinité élective, ou encore amener à renoncer à ce projet.

Ensuite, si les incapacités d’un individu impliquent le besoin d’une aide humaine de façon quasi constante, alors plusieurs autres freins à l’établissement de relations sexuelles apparaissent. Du fait de l’organisation par un prestataire de service (formule la plus courante en France) des interventions des aides humaines au domicile, la gestion de son temps échappe en partie au contrôle de la personne handicapée et rend difficile le bon déroulement des rendez-vous. Ensuite, cette présence humaine implique une intimité plus rare, une vie privée déployée sous de multiples regards et jugements, etc.9

En outre, le corps étant un apprentissage social, une matière marquée par les nombreuses influences de son environnement10, déployer une activité sexuelle suppose une socialisation antérieure, des expériences concrètes que la dépendance rend difficile à expérimenter. Comment connaître son corps et explorer sa sensualité, si la dépendance impose autrui non comme partenaire mais comme intermédiaire ? Le non accès à son propre corps peut être un obstacle au déploiement d’une sexualité épanouie.

Enfin, comment rencontrer sexuellement son partenaire si un tiers est nécessaire à l’accomplissement de caresses, à l’actualisation de la tendresse et à l’assouvissement du désir ? Ce tiers doit-il être envisagé et recherché ? Quel pourrait être ce tiers11 ? Son statut ? Quelle éthique ? Quelle formation ? Quelle sélection ? Autant de questions restant à débattre.

Peut-on parler d’inégalités sociales en matière de relations sexuelles pour les personnes dépendantes ?

Les diverses enquêtes statistiques sur les comportements sexuels des Français permettent le constat d’une moindre fréquence des rapports sexuels des personnes handicapées corrélés avec deux facteurs au moins : la dépendance à autrui et la vie en institution. Un certain nombre d’autres procès sociaux contribuent également à construire cet écart, au nombre desquels : la stigmatisation des personnes handicapées, une limitation des possibilités de rencontre liée à la moindre participation sociale, des restrictions comportementales imposées dans le cadre d’un hébergement en institution, les difficultés à maîtriser sa vie quotidienne en cas de dépendance à autrui, l’absence de proposition éducative d’apprentissage du corps pour les individus dépendants.

En France, le tournant historique de la libération sexuelle des années 1970, l’avènement de la contraception médicamenteuse, le travail des femmes, etc., ont ouvert à davantage de libertés sexuelles. Ceci-dit lesdites libertés semblent en pratique inégalement réparties. En effet, les personnes handicapées ont par principe les mêmes droits que les autres concitoyens en matière sexuelle, et les plus vulnérables sont même davantage protégés. Or, ce cadre réglementaire a pour corollaire une différence significative en termes de moindre fréquence de relations sexuelles pour les personnes handicapées.

Ainsi, si les mêmes droits protègent les mêmes libertés sexuelles pour l’ensemble des citoyens, la-dite égalité découle d’un raisonnement de principe. En réalité, les possibilités concrètes d’entretenir des relations sexuelles sont nettement moindres pour les personnes dépendantes dans les actes de la vie quotidienne. La liberté en situation n’est pas identique. L’égalité des droits n’élimine pas de nombreux obstacles concrets spécifiques aux situations de handicap.

Notes de bas de page

1 Enquête ACSF : Enquête analyse des comportements sexuels
en France, 1993.

2 Enquête HID : Enquête handicap incapacité dépendance, 1998-2001.

3 Brouard, C. (2004). Le handicap en chiffres. Paris : CTNERHI, p. 56.

4 De Colomby P. et Giami, A. (2001). Relations socio-sexuelles des personnes handicapées vivant en institution. Dans DREES, Handicaps-Incapacités-Dépendance. Premiers travaux d’exploitation de l’enquête HID. Série Études (16), 50-51.

5 Laval, D., Giami, A. et Humbert, C. (1983). L’ange et la bête – Représentations de la sexualité des handicapés mentaux par les parents et les éducateurs. Paris : Édition Du CTNERHI.

6 Goffman, E. (1963 [1975 version française]). Stigmates – Les usages sociaux du handicap.
Paris : Édition De Minuit.

7 Nuss, M. (2008). Handicaps et sexualités – Le livre blanc. Paris : Dunod.

8 Boucand, M-H. (1998). Intimité, secret professionnel et handicap. Lyon : Chroniques Sociales ;
APF Formation. (2011). Les interdits – sexualité, parentalité vie affective. Paris.

9 Gardien, E. (2012). Le corps sexué au cœur du politique : dépendances et justice sociale. Gérontologie et Société (140), 79-93.

10 Gardien, E. (2008). L’apprentissage du corps après l’accident – Pour une sociologie de la production du corps. Grenoble : PUG.

11 C’est notamment pour répondre à ces deux séries de questions que l’accompagnement sexuel est aujourd’hui envisagé comme une réponse intéressante par de nombreux activistes et quidam.

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