« Toi qui pleures les morts tu seras là n’est-ce pas ? Quand tu entendras parler d’un cadavre anonyme découvert sur un chantier désert, tu viendras jusqu’ici n’est-ce pas ? Et tu pleureras ma mort, tu diras que j’ai aimé, que j’ai été aimé, et qu’il y a en ce monde des êtres qui me sont reconnaissants de certaines choses. Tu le feras n’est-ce pas ? (…) Même si personne ne se souvient de moi nulle part, toi seul te souviendras qu’a existé un homme qui avait aussi ses bons côtés et qui a vécu en s’efforçant de faire de son mieux, tu te souviendras qu’a existé un homme unique et irremplaçable… (…) Il me semble que je comprends enfin le sens de ta venue au monde. (…) Ce qui a fait de toi l’homme qui pleure les morts, c’est un sentiment de culpabilité envers l’oubli des morts innombrables qui se succèdent en ce monde. »1
Celui auquel ces mots s’adressent se nomme Shizuto, le héros du roman de Arata Tendo, L’homme qui pleurait les morts. L’histoire raconte son long voyage à travers le Japon pour y pleurer les défunts. Shizuto veut garder la trace de tous ceux qu’on oublie. Il lutte contre l’oubli. Il s’arrête aux lieux où la mort est advenue, interroge les personnes qui vivent aux alentours, toujours avec les mêmes questions : qui a aimé cette personne défunte ? Qui a-t-elle aimé ? De quoi quelqu’un peut-il lui être reconnaissant ? La formalisation de ces questions indique un protocole, un dispositif technique. Ce sont les trois questions qui peuvent reconstruire une vie qui peut compter, quelle qu’ait été cette vie. C’est ainsi que Shizuto répond à la fois à la question, « que veulent les morts ? », et à leur désir : ils veulent être souvenus. On ne manquera pas de remarquer à quel point certains thèmes du roman sont proches de ce que Judith Butler affirmait lorsqu’elle écrivait dans Ce qui fait une vie2 : « Ainsi, la possibilité du deuil est un présupposé pour la vie qui importe. […] Sans la possibilité de deuil, il n’y a pas de vie ou, plutôt, il y a quelque chose qui vit, qui est autre chose qu’une vie ». Cette thématique se retrouve tant dans le film La fille inconnue des Dardenne, ou le Still Life de Uberto Pasolini, le roman Tous les noms de José Saramago, La voix des morts de Orson Scott Card, et tant d’autres qu’il serait impossible de les recenser. Cette thématique de « prolonger l’inachevé » forme en fait la trame de très nombreux romans et d’autres écrits — correspondance avec un défunt, poèmes s’adressant à lui ou honorant sa présence encore vibrante, …
L’écriture et les rituels ne sont pas seuls à prendre en charge cette opération. Très nombreuses sont les personnes qui assument de faire encore quelque chose pour leur défunt, soit que ce quelque chose s’adresse à lui, soit qu’il soit fait en son nom, à sa place. Roland Barthes, dans son Journal de deuil raconte qu’il continue à accomplir les gestes de sa mère. Amélie, une des jeunes endeuillées interrogées par Martin Julier-Costes3, lui dira, à propos de son amie décédée : « Tout ce que je fais aujourd’hui, je le fais à moitié pour elle, elle est avec moi, je lui parle et je la prends partout où je vais (…) Je ne l’explique pas, c’est…elle est en moi et j’ai besoin de ça aussi ». Mon enquête4 m’a conduite à entendre des choses très semblables : une jeune femme porte les chaussures de sa grand-mère, afin qu’elle continue à arpenter le monde. Une autre est partie gravir l’Everest avec les cendres de son père afin de partager avec lui les plus beaux levers de soleil. Chaque année, à l’anniversaire de son épouse défunte, un jeune veuf prépare le plat qu’elle préférait ; les parents d’une adolescente décédée ont accroché une boîte aux lettres sur sa tombe, afin qu’elle continue à recevoir des messages,…
D’autres encore soutiennent le défunt dans sa possibilité de continuer à faire des choses pour ceux qui restent — mais n’est-ce pas, à bien y réfléchir, également le cas de ceux dont je viens de donner l’exemple ? Ainsi, une correspondante d’Anny Duperey lui écrivait, en réponse au livre Le voile noir : « J’ai mille raisons de vous dire cela, les morts ne sont morts que si on les enterre. Sinon, ils travaillent pour nous, ils terminent autrement ce pour quoi ils étaient faits. Nous devons les accompagner et les aider à nous accompagner, dans un va-et-vient dynamique, chaud et éblouissant »5.
Les récits de ces personnes témoignent non seulement du fait que notre siècle n’est pas aussi désenchanté qu’on pourrait le penser, mais ils partagent une caractéristique commune : ils maintiennent soigneusement le doute quant à la juste teneur en réalité de l’expérience de demande ou de présence d’un défunt. D’abord, ces personnes savent que c’est dans la réponse qu’on leur offre que les demandes reçoivent leur signification, ce qui n’implique pas qu’il n’y ait pas de demande. En d’autres termes, ce que les morts leur font faire n’est ni de leur seule responsabilité, ni de la seule initiative des défunts. Elles disent : « je sens que je dois le faire, c’est tout ». C’est un régime d’obligation pour lequel « ce » qui oblige reste indéterminé. Ensuite, tous les témoignages que j’ai récoltés utilisent les contradictions, les ambiguïtés sémantiques, les « comme si » des métaphores, et ce afin de laisser ouverte la question de savoir si « réellement » le mort est encore présent ou si le sentiment qu’elles ont de sa présence ou de ses demandes vient d’elles-mêmes. Les rêves (comme celui par lequel, un père vient annoncer à sa fille enceinte, la veille de sa première échographie, sa joie que ce soit un garçon), les signes (les verres qui éclatent à un repas d’enterrement), les synchronicités sont par ailleurs les expériences privilégiées dans lesquelles cette question ne peut se clore.
Ce que la doxa appelle travail du deuil ne correspond donc pas à l’expérience de ces personnes. Si travail il y a, il ne se fait pas en faveur d’un détachement des liens au disparu, au contraire, ces liens ne cessent d’être retissés. Et si deuil il y a, il n’aboutit pas à cet impensé qu’on appelle, un peu hâtivement, principe de réalité. Car ce principe de réalité, signalons-le, ne fera jamais que désigner ce qu’est la réalité pour une frange de la population dans un contexte historique et culturel donné (matérialiste et laïc héritier des Lumières, des luttes contre le Clergé et du positivisme), convaincue que le destin des morts est le néant. Les personnes qui cultivent les liens avec leurs disparus ne partagent pas cette conviction : la vie et la mort ne sont pas, selon elles, une affaire de tout ou rien. Elles cultivent et explorent avec soin ce que l’anthropologue Maurice Bloch décrivait comme les « brèches dans l’opposition de l’être et du non-être ».6
Ces brèches qu’occupent de manière privilégiée les « morts remuants » sont également de véritables niches écologiques pour les carrières post-mortem autorisées par le numérique. Les nouvelles technologies des bots pourraient bien donner un support concret aux expériences qui prolongent la vie et l’influence des défunts sur les vivants. La science fiction explore depuis pas mal de temps les conséquences de cette possibilité. Dans une très intéressante nouvelle, Jean-Noël Lafargue imagine que la sœur du narrateur, décédée dans un accident de voiture, continue à recevoir et à donner des appels au départ de sa ligne de téléphone portable. Un bot créé de toute pièce au départ de ses communications passées (reconstituant ainsi une forme de vie intérieure) permet à ses proches de rester en contact avec elle — moyennant le fait qu’ils s’acquittent de l’abonnement à l’application7. Dans une autre fiction, Pierre Cassou-Noguès imagine quant à lui une application « After Life » autorisant ceux qui ne sont plus à continuer à envoyer des mails à leurs proches. Leur contenu non seulement est totalement imprégné de la mémoire et du style de pensée et d’affect de son auteur posthume, mais intègre les événements advenant après le décès8.
L’actualité donne aujourd’hui raison à la fiction : un logiciel conversationnel nommé chatbot vient d’être réalisé au départ des textes de l’ami d’une ingénieure en intelligence artificielle, Eugenia Kuyda. Des chatbots d’éternité augmentée sont par ailleurs actuellement en cours de développement, notamment au MIT Media Lab. Je ne suis toutefois pas sûre que les personnes qui m’ont raconté leurs expériences adhéreraient à ce programme. Certes, le bot fabriqué au départ de la mémoire du défunt peut susciter un régime d’ambivalence, du type « je sais bien que ce n’est pas lui, mais quand même… » Mais ce n’est pas le même régime ni la même ambivalence. Dans le cas des bots ou de l’application After Life, ce régime est polarisé sur le mode binaire réellement lui/pas lui, non pas sur le mode indéterminé et activement hésitant que j’ai tant de fois pu repérer. Ceux qui vivent des expériences de présence, d’aide ou de demande n’auront-ils dès lors pas tendance à continuer à faire confiance aux moyens « maison », comme par exemple le fait de communiquer avec le défunt dans les rêves qu’il vous fait rêver, de faire des choses dont on pense qu’il vous les demande, préservant une autre qualité de doute— et surtout à moindre coût ? Et ne penseront-ils pas que l’énigme que pose la question de ce que le disparu attend de nous fait justement la beauté et l’intérêt de l’expérience ?
Notes de bas de page
1 Tendô, A. (2014). L’homme qui pleurait les morts (traduit par C. Atlan). Le Seuil.(
2 Butler, J. (2010). Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Éditions Zone.
3 Julier-Costes, M. (2010). Socioanthropologie des socialisations funéraires juvéniles et du vécu intime du deuil. Les jeunes face à la mort d’un(e) ami(e) (Université de Strasbourg, Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe, UMR 7236).
4 Despret, V. (2015). Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent. La Découverte.
5 Duperey, A. (1992). Je vous écris. Le Seuil.
6 Bloch, M. (1993, mars). La mort et la conception de la personne. Terrain, (20), 7- 20.
7 Lafargue, J.-N. (2013). La soeur de poche. Galaxies, nouvelle série, (21/63).
8 L’application « Life », in Hauntedbyalgorithms.net.