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Recours aux droits sociaux et accès de violence

Arnaud Béal - Maître de conférences à l’École de psychologues praticiens (EPP), membre du comité de coordination Capdroits Institut catholique de Paris — UR « Religion, culture et société » — Équipe « Vulnérabilité, capabilités, rétablissement »

Année de publication : 2021

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°80-81 – Échos de la violence (juillet 2021)

Les trajectoires de vie marquées par la précarité et ponctuées de difficultés d’accès aux droits sociaux éprouvent les personnes dans leur corps, comme le montre notre enquête de thèse en psychologie sociale sur l’expérience du recours aux droits sociaux1. Les représentations, recueillies à travers une trentaine d’entretiens auprès de populations concernées ont fait émerger la question de la violence comme étant une réaction potentielle de certaines personnes en situation de précarité lorsqu’elles font face aux épreuves qu’implique le recours aux droits sociaux. Pour les affronter, il convient d’abord d’avoir de la force, notamment mentale, et de savoir la conserver dans le temps. Dans ce contexte, les personnes concernées disent devoir faire preuve de résistance, de « courage » afin de « tenir », de ne pas « chuter » et de ne pas disparaître socialement. Leurs discours font ainsi référence à des lexiques issus de la pratique sportive (« Je cours à droite à gauche », « C’est un marathon ») ou du combat (« Il faut se battre »). Néanmoins, ce qu’elles disent également, c’est qu’au-delà d’une nécessaire résistance, cette expérience fait émerger des réactions de violence.

Source et expressions de la violence

La violence s’inscrit tout particulièrement dans les espaces d’accès aux droits et dans les rapports aux professionnels ou bénévoles de ces lieux. Elle jaillit lorsque les personnes rencontrent des difficultés pour réceptionner leurs droits du fait d’un problème d’éligibilité, de procédures et de démarches trop complexes, de la lenteur des réponses ou des erreurs dans l’attribution des droits, de situations d’« indus », mais aussi d’un sentiment de déshumanisation dans la communication avec les agents des différentes administrations. Ces problématiques de « non-réception2 » peuvent faire émerger des sentiments d’injustice, de manque de reconnaissance — expériences pouvant être récurrentes dans l’histoire des sujets —, et peuvent s’exprimer, en réaction, par de l’énervement, de la colère ou des propos parfois teintés d’une violence extrême envers les institutions impliquées dans l’accès aux droits et leurs acteurs. Ainsi, dans certains contextes, la force qui permet originellement aux individus de tenir semble se démultiplier à travers des sensations de chaleur corporelle, le sentiment d’avoir les nerfs à vif et de perdre le contrôle jusqu’aux « pétages de plombs » et à « l’explosion ». Ces éprouvés peuvent, par exemple, donner aux personnes l’envie de « gifler » leurs interlocuteurs, voire d’utiliser des armes létales.

Cela est notamment évoqué par Nasser, qui exprime une sensation de « bouillonnement » intérieur face à des « gens qui sont dans les bureaux » et qui ne « comprennent pas » sa situation. Fathia, se décrit, elle, comme ayant le « sang chaud » et demande : « Pourquoi aujourd’hui je suis violente ? C’est vrai que quand je vais dans un bureau [hésitation], je m’énerve très, très vite. Parce qu’ils m’ont assez déçue, quoi. Ils m’ont trop. Toujours y avait du négatif. » Selon ses dires, les réactions violentes sont devenues, par anticipation, une habitude et un réflexe au regard de son ressenti de discrimination dans l’accès aux droits. Driss et Lamine évoquent eux le sentiment de « colère » partagé par les habitants des immeubles de leur quartier à l’égard du bailleur social à cause de l’augmentation des charges locatives et des difficultés financières qui en découlent. Ils parlent de cette envie d’« exploser » qu’ils peuvent éprouver dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits de locataire. Jean-Charles, interviewé dans un accueil de jour, explique que c’est cette tension nerveuse qui unirait l’ensemble des personnes sans logement fixe comme lui, et qu’elles « sombrent » ou se « mettent à fond » pour s’en sortir. Il relate : « On est tous extrêmement sur les nerfs, on est tous extrêmement violents dans nos têtes. Y a une colère. Je crois qu’on a tous une colère énorme en nous. On a tous une grande rage, une grande haine. Et ça c’est commun à tout le monde. Face à cette situation [dormir à la rue], ce qui est certain, c’est que tu peux pas rester, tu peux pas rester gentil, tu peux pas rester bien dans ta tête. De toute façon, ta santé mentale en prend un coup. […] Je peux pas croire qu’un mec : “On va rester cool. Ça va. Moi je suis calme, cool, le monde est beau, j’aime tout le monde.” Je pense pas que ça puisse exister. J’en n’ai pas vu en tout cas [rire] [silence]. Après, on le montre plus ou moins. » Bermude décrit des personnes qui au cours de leurs démarches pour demander des droits « ont de la raison », mais la perdent « au bout d’un moment » et finissent par « en avoir ras le cul », en évoquant des images de violence extrême pour illustrer ces réactions.

Ces éprouvés sont combattus par les personnes concernées qui mettent bien souvent en place des stratégies pour « rester calmes », adopter un mode de communication non agressif et trouver une « solution ». Les personnes interviewées ont plusieurs fois évoqué la nécessité d’exorciser leur colère, en allant par exemple « dans un coin » pour crier « Ah putain d’enfoirés ! » puis de se « parler à soi-même » pour se calmer, comme l’explique Nasser ; ou de faire « comme ces fous que tu vois qui font des monologues tout seuls dans la rue », comme le décrit Jean-Charles. Il s’agit alors de moyens qui permettent aux personnes de se décharger de leur réaction et de se défouler afin — et surtout — de ne pas l’adresser directement aux acteurs de l’accès aux droits.

Une violence légitime ?

Cette violence, ressentie et exprimée par les personnes en situation de précarité sur les lieux d’accès aux droits peut-être comprise en tant que « répercussion du sentiment d’infériorité3 » inscrite au sein de rapports sociaux de domination. Elle est une réponse à la violence vécue et subie par les sujets dans leurs corps à l’intérieur de rapports sociaux de pouvoir, telle que décrite par Frantz Fanon4 à propos des sociétés coloniales. Cette idée est également évoquée par Hannah Arendt au sujet des sociétés bureaucratisées, réifiant les rapports sociaux particulièrement propices à l’érection de la violence : « En fin de compte […] plus la vie publique a tendance à se bureaucratiser et plus s’accroît la tentation du recours à la violence5. » Cette violence peut alors être considérée respectivement pour ces deux auteurs comme une lutte pour la vie ou comme un mouvement de vitalité. La violence déployée par les personnes dans leurs expériences de la précarité et du recours aux droits sociaux apparaît ainsi comme une nécessité vitale dans des situations dans lesquelles ce sont leurs « conditions de vie » qui sont en jeu. Ce surplus de force exprimant, de manière brutale, un sentiment d’impatience, peut être synonyme de dernier espoir, soit « le dernier recours de celui qui n’a plus rien à perdre6 ». Ces révoltes, dans les pratiques d’accès aux droits, peuvent ainsi rappeler la description de L’Homme révolté d’Albert Camus7, qui ne se tait pas parce qu’il désire, et dont l’énergie déborde.

Ainsi, c’est quand les personnes ressentent une injustice dans leurs démarches de droits qu’elles se mettent en colère, qu’elles s’énervent, crient, voire menacent physiquement les acteurs de l’accès aux droits et qu’elles choisissent le chemin le plus court pour obtenir gain de cause. L’acte de violence, ce rapport de force pure, émerge quand les personnes ressentent de la non-égalité ou d’être dans le « non-droit8 ». Au-delà du sentiment d’injustice, c’est aussi le désir de justice qui provoque cet acte. Hannah Arendt explique encore : « C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué […]. L’important, continue-t-elle, est qu’en certaines circonstances, la violence — l’acte accompli sans raisonner, sans parler, et sans réfléchir aux conséquences — devient l’unique façon de rééquilibrer les plateaux de la justice9. »

Ces accès de violence dans le recours aux droits sociaux contreviennent à l’image des personnes en situation de pauvreté, « vulnérables », « précaires », que l’on aide par charité parce qu’elles expriment leur besoin et font ressentir de la pitié10 ou, à l’inverse, qui ne demandent rien et vers qui il faut aller. Ils construisent un tableau tout autre de personnes indignées qui transforment la pitié et « se dotent des armes de la colère » pour dénoncer une injustice, comme l’explique Luc Boltanski11. Cette transformation de la pitié en indignation suppose une réorientation de l’attention qui se détourne de la considération déprimante du malheureux, plaintif, et de ses souffrances pour aller chercher un persécuteur et se centrer sur lui. Elle s’oppose donc à l’image de la « pauvre victime » à qu’il faudrait « redonner du pouvoir d’agir » et qui devrait être aidé parce que vulnérable, fragile, précaire, figures auxquelles doivent bien souvent se confronter et se conformer les sujets pour accéder à leurs droits sociaux12.

Ces violences sur les lieux de l’accès aux droits posent d’importantes difficultés aux professionnels de « première ligne » — qui souffrent beaucoup de ces situations dans lesquelles ils sont injustement pris pour cibles, se sentant eux-mêmes victimes — et entraînent, de plus, des sanctions et un rejet de cette catégorie de « mauvais pauvres », jugés comme irrespectueux et dangereux. Toutefois, elles peuvent également être considérées comme l’émanation d’une pratique de recours aux droits sociaux revendicative, une action d’autodéfense produite par des corps « à bout13 », et une manière de se penser et de se montrer socialement en tant que sujet de droits réclamant, non la charité, mais leur dû14.

Notes de bas de page

1 Béal, A. (2016). Pauvreté, (non —) recours aux droits sociaux et représentations sociales [thèse de doctorat]. Université Lyon 2, France. Les discours retranscrits sont issus de 31 entretiens de personnes recourant aux boutiques de droits et à accueil de jour de l’agglomération lyonnaise.

2 Warin, P. (2010). Qu’est-ce que le non-recours aux droits sociaux ? La Vie des idées. http://www.laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-le-non-recours-aux.html

Gusdorf, G. (1967). La vertu de force (p. 82). PUF.

4 Fanon, F. (1961/2002). Les damnés de la terre. La Découverte.

5 Arendt, H. (1963/2013). De la révolution (p. 968). Gallimard.

Laé, J. — F., Murard, N. (2012). Deux générations dans la débine (p. 321). Enquête. Bayard.

Camus, A. (1951). L’Homme révolté. Gallimard.

8 Castoriadis, C. (2011). Thucydide, la force et le droit. Ce que fait la Grèce. Seuil.

Arendt, H. (1963/2013). De la révolution (p. 955-956). Gallimard.

10 Geremek B. (1987). La Potence ou la Pitié. L’Europe et les pauvres, du Moyen Âge à nos jours. Gallimard.

11 Boltanski, L. (1993/2007). La souffrance à distance (p. 113). Gallimard.

12 Thomas, H. (2010). Les vulnérables : la démocratie contre les pauvres. Éditions du Croquant.

13 Dorlin, E. (2017). Se défendre. Une philosophie de la violence. Zones.

14 Siblot, Y. (2006). Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires. Presses de Sciences Po.

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