Nous souhaitons, par cet article dénoncer, à partir de nos expériences respectives, la vision masculino-centrée des usages d’alcool et ses effets sur les femmes qui la subissent1.
La question des usages de l’alcool offre le parfait exemple des champs au sein desquels le sexisme le plus dévastateur est aujourd’hui la norme. Celui-ci agit aussi bien sur les pratiques de consommations que sur les représentations et discours, mais également sur l’offre de soin destinée aux personnes en souffrances avec leurs usages.
L’alcool et ses usages sont d’abord des attributs masculins, des symboles de virilité. De la production à la consommation, en passant par les récits prônant sa gloire ou les discours pour en dénoncer les abus, tout est affaire d’hommes2. Au 19e siècle, alors qu’émerge un discours de santé publique moraliste et hygiéniste, ce qui caractérise avant tout la liaison entre le féminin et l’alcool est la vision victimaire de la femme passive qui souffre sous le joug de son mari alcoolisé. Il est donc moins question d’un boire féminin que d’une exposition féminine aux méfaits de l’alcoolisation de l’homme. En somme, c’est le rapport à la consommation des hommes qui relie les femmes à l’alcool. De nos jours, cette vision continue d’imprégner le regard social.
Si une femme sort d’un usage assigné (« être pompette » mais pas plus), l’ordre y verra un déni de féminité (« boire comme un homme ») ou une féminité problématique qui viendrait contester la norme (le fait d’être soumise), notamment en affichant une ivresse en public. Cette dernière suscite, chez les hommes, de la gêne, voire du dégoût, à la vue d’une femme déviante.
Alors, les femmes sont responsables de ce qui leur arrive et l’alcoolisation apparente renforce chez l’homme la certitude que leur consentement n’est pas nécessaire : « Ce n’est pas la place d’une femme les bars. Après, il ne faut pas qu’elle s’étonne… » La stigmatisation vient aussi de la famille et des proches : « Mais qu’est-ce qu’on va penser de toi ? » ; « Et si les gens de ton boulot te voient ? » ; « Tu te rends compte l’image que tu renvoies à tes enfants ? Si tu ne te soignes pas pour toi, fais-le pour eux ! Tu veux qu’on te les enlève ? » Ainsi, les femmes sont soumises aux regards et aux jugements extérieurs. Elles sont contraintes de rester belles, dignes, fortes et n’ont pas le droit de se laisser aller à de l’alcoolisation apparente, privilège de l’autre genre.
Cacher à tout prix pour ne pas disparaître
En conséquence, ces femmes cachent leurs consommations, plus que les hommes. Parfois, en arrivant aux cafés ou à une soirée, elles auront pris de l’avance pour ne pas se faire repérer, au risque d’une ivresse plus rapide, plus forte et donc plus visible. D’autres fois, elles veilleront à faire leurs achats de boissons dans plusieurs commerces plutôt que dans un seul, pour échapper à un repérage assassin, elles récupèrent dans chaque lieu une petite quantité. Beaucoup ne boivent jamais en public ni en famille, elles sont toujours seules.
Se cacher, faire semblant, masquer tout signe extérieur d’alcoolisation au prix d’une énergie folle… Dans le cas contraire, les jugements envers les femmes sont fatals et définitifs. Elles sont mises dans la case de « la femme alcoolique », forcément « pitoyable ».
« Dans mon expérience, s’ajoute à cela un conjoint – lui-même consommateur d’alcool assidu – qui m’explique que lui il gère, qu’il va travailler, qu’il a besoin de décompresser, alors que moi je n’ai aucune dignité comme femme et comme mère. Quand, au bar, on me demande à plusieurs reprises si je suis sûre de vouloir un autre verre, quand l’entourage me dit au début gentiment puis impérativement d’arrêter de me servir, je n’ai pu que me cacher pour ne plus me justifier ou me défendre sans cesse. »
L’isolement est ici la solution qui préserve de la violence du stigmate. Alors ces femmes ne consulteront pas – ou alors le plus tard possible – pour ne pas être confondues, mais souvent elles seront finalement trahies par une faille, une faiblesse, un incident ou un examen révélant une pathologie imputable à l’alcool.
Le recours au soin : parcours de combattantes
Cette invisibilisation contrainte conditionne le recours à la demande d’aide et de soin. Les soignants y contribuent, hélas, souvent. Ainsi, dans les structures de soin spécialisées dans la prise en charge des personnes consommatrices « d’alcool3 », au sein desquelles ce public représente entre 20 et 25 % des personnes accueillies4, les femmes ont souvent bien du mal à trouver une place. Il est d’abord question, dans les discours des professionnels, de la femme conjointe, mère, parente ou proche. Cette invisibilisation de la femme consommatrice et patiente se trouve d’ailleurs illustrée par le fait que la plupart (et parfois la totalité) des supports d’information sur l’alcool que l’on trouve dans ces centres mettent en scène des hommes, hormis pour évoquer les dangers de l’alcool pendant la grossesse.
S’il existe bien sûr des intervenants qui intègrent la spécificité du boire féminin et qui veillent à contrer les effets de la domination/discrimination ici décrite, l’offre de soin reste largement masculino-centrée. Sachant que le recours aux soins est déjà un parcours complexe et courageux qui impose de visibiliser une pratique que tout vous pousse à cacher, il est violent de subir des réflexions et des injonctions induites par son genre.
« Les propos entendus au cours de mon parcours de soin traitent ainsi souvent d’une beauté à préserver : “Mais c’est très simple en fait, belle comme vous êtes, arrêtez de boire !” ; “Vous allez vous enlaidir et avoir des rides avant l’heure” ; “C’est moche une femme qui boit, ça fait négligé.” »
Quand ce ne sont pas des mots, ce sont des attitudes, des non-dits, des détails, mais aussi des comparaisons avec l’ordinaire des patients masculins que les femmes subissent : des entretiens plus brefs, une tonalité plus grave, plus de références culpabilisantes aux enfants, à la famille… Des mots, des gestes, des regards blessants, poussant ces femmes à renoncer à des soins pourtant nécessaires. Même sans renoncement, elles gardent cette peur du jugement qui les empêche d’être en confiance à l’égard des soignants, en ayant constamment ce sentiment présent : si vous êtes une femme qui boit, vous êtes toujours un peu coupable.
Depuis le premier regard qui se pose sur les femmes qui sont en train de boire jusqu’à celui du professionnel qui reçoit leur souffrance et leur détresse, elles doivent se battre pour être entendues, reconnues, et cesser d’être assignées au bon usage. Il revient aussi aux soignants de combattre ces assignations, aussi mortelles que les effets de l’alcool lui-même, sous peine de n’être que les complices tacites d’une norme qui, comme d’autres, perpétue la domination masculine.
Notes de bas de page
1 Les propos de cet article sont illustrés par différents témoignages dont l’autrice a eu écho, qui lui ont été formulés comme tel ou confiés par son entourage, par des professionnels ou même des inconnus. Ils jalonnent le texte, et sont rapportés tels quels.
2 Par exemple, les textes pro et anti-alcool, les publicités, les œuvres artistiques… Tout relie l’alcool à la figure masculine.
3 Centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), services de sevrage…
4 OFDT (2021). Les personnes accueillies dans les Csapa : situation en 2019 et évolution sur la période 2015-2019. Tendances, 146.