« On naît dans la même famille,
Mais on n’a jamais les mêmes parents
On est de la même famille
Où chaque enfant est différent1 »
Se dévoiler, soi, son histoire et son intime. Tout comme un vaccin qui combat le mal sur son terrain, je revis mes chagrins d’enfant pour cautériser mon chagrin présent.
Le benjamin de la meute
Engendré dans une famille de neuf enfants, ma place est la dernière : je suis le benjamin de la meute. Venu au monde en Eure-et-Loir, dans une petite ville d’environ 30 000 habitants, en 1975, mes parents sont tous les deux d’origine tunisienne. Nés au bled dans les années 1920-30, ils sont arrivés en France à la fin des années 1960. À cette époque, trois filles et un garçon formaient déjà la fratrie. Dix ans plus tard, cinq garçons de plus ont rejoint la meute. Nous étions donc, au total, neuf louveteaux soit trois filles et six garçons.
La fratrie s’identifiait dans l’ordre suivant : la première fille (le faux clone de sa mère), le premier garçon (que nous nommerons Œdipe 1e), la deuxième fille (midinette à son père), la troisième fille (la chose, l’inquisitrice pédocriminelle) et, enfin, les cinq derniers garçons, des éclopés, jugés comme des ennemis et prédestinés à être immolés et sacrifiés sur l’autel du schisme compulsif, dépendant des états ainsi que des émotions encourus et forcés par le contingent des aînés.
Dans la meute, les cartes étaient déjà distribuées et chacun autour de la table avait, dans ses mains, le jeu qu’on lui avait attribué : celui du rôle et de la place désignée et assimilée à prétendre à tout ou à rien. Les dés étaient jetés et, me concernant, la partie avait déjà commencé.
Chantage affectif, emprise, rapport de force et soumission des plus jeunes et fragiles
Les images fortes de notre famille étaient celles des enfants alignés en rang d’oignons et de la fratrie fonctionnant en « tribu », une manière d’accentuer la négation même de chaque individu. C’était le socle et la base de notre éducation, dictée par des parents qui, en réalité, ont compulsivement répété leurs propres héritages familiaux. « Ce que nous vous donnons est décerné comme un avantage, une gratification et une rétribution exclusive et unanime à l’élu choisi parmi vous », telle était la devise appliquée par les parents, puis, en miroir, celle de la fratrie : « Ce que j’ai eu ne t’appartiendra jamais. »
Ainsi, une génération sépare et divise la fratrie en deux camps bien distincts. Les premiers arrivés, c’est-à-dire le quatuor du départ, détiennent et conservent à tout jamais le monopole de l’identité pathogène et fantasmée de la cognation. Lorsque je suis né, la sœur aînée, la clone de la meute, avait déjà dans son foyer deux filles et était enceinte d’une troisième. Quant au frère aîné, héritier prédestiné à régner, susnommé Œdipe 1e, il instaurait le désordre et le chaos dans la hiérarchie intrafamiliale à un point où on ne savait plus qui était qui. Il s’agit d’un empereur tyrannique, intransigeant et intronisé dans un rôle obligé et contraint à son bon vouloir. Telle l’effigie d’un roi de dynastie figé sur une pièce d’or, il assurait les tâches et les services imposés par sa parentèle afin d’assurer sa survie et celle de sa famille.
En tant que dernier chouchou proclamé par « sa maman », car désiré et allégué à l’insu des autres, et en dépit du jugement claironné en tant que privilégié aux yeux de la confrérie des oubliés ainsi que de Baba2, le vieux roi détrôné, j’étais à une place confortable et enrichissante. Après le décès de ma mère, à l’âge de 9 ans, cette position attribuée et soigneusement entretenue par mes soins me coûta très cher. « C’est fini les avantages et les attributs octroyés auparavant, c’est fini. Maintenant, tu vas te plier à nos règles docilement, sinon tu vas déguster… », ont été les propos formulés par la meute et Baba à mon encontre à partir de cet instant-là.
Autorités dysfonctionnelles
Il est vrai que je les sens encore jusqu’à aujourd’hui les coups, les tortures physiques et morales. Il faut dire que je n’étais pas facile non plus car passer du paradis à l’enfer m’a demandé beaucoup d’énergie et d’attention, notamment afin de m’éviter le bûcher des blâmés, sacrifice qui m’était destiné. Toutefois, il était trop tard pour moi. J’étais déjà engourdi, inapte à comprendre et à assimiler ces nouvelles règles rigoureuses et austères. Puis, l’assimilation d’un traumatisme complexe a fait son petit chemin, en sous-marin. Je n’ai pas pu l’éviter ni le contourner au regard de mon état troublé préprogrammé.
Pourtant, j’ai tout essayé, tout ce qu’un enfant aurait pu faire, penser et s’affliger pour s’en sortir et croire en une rédemption possible, salvatrice. Cette pénitence inaccessible et fantasmée inconsciemment par mes soins me pourvoyait d’une ultime raison et conviction de croire à l’amour et à l’unicité que peut offrir une famille. Ici s’exprime le fameux conflit de loyauté ainsi que sa contribution qui alimentent et entretiennent la transe familiale à son paroxysme. Je me suis construit et fortifié avec cette idée, cette audience en sourdine, traversant le temps et l’espace tel un écho provenant d’une autre époque, en se diffusant à travers les corps présents et en se soumettant aux protocoles magistralement orchestrés par nos ancêtres, nos aïeuls et nos parents. Finalement, à leurs yeux, nous ne sommes que des héritiers présomptueux de leurs exploitations impitoyables et intransigeantes. Ainsi, ils exigent de nous deux choses : d’abord, que nous profitions et reconnaissions les sacrifices qu’ils font pour nous ; et ensuite, que nous nous laissions modeler à leur guise. En conséquence, au sein de ce type d’organisation familiale, sociale et culturelle, « la parentification3 des enfants » tient un rôle primordial. Ainsi, les lois et les principes sont édictés et instaurés, aux dépens de tous et contre tous.
La famille est exposée à un haut niveau de stress au regard des différentes problématiques auxquelles elle est confrontée, soit, dans mon cas, la précarité, le chômage, la migration et l’exil. Dans cette situation, l’impact du milieu social et de la culture familiale incite et invite ses membres à « vivre la famille comme une institution4 » autoritaire et despotique. Une autre répercussion systémique liée à ces dysfonctionnements familiaux consisterait à regarder l’autorité de façon menaçante et anxieuse. Ici, la passivité est confortable, aussi parce qu’elle est familière. Dans ce sens, ceux qui en ont été victimes peuvent accepter une situation misérable qui leur est donc familière plutôt que de risquer des changements qui leur seraient, par conséquent, infamiliers.
Amnésie collective et traumatisme complexe
Le caractère privé de la vie de famille la place en dehors du contrôle social. Le dysfonctionnement intrafamilial finit, quant à lui, par être révélé par l’atmosphère et l’ambiance, mais aussi par les événements qui se produisent au cœur même de la fratrie et de la famille, tels que l’inceste, la maltraitance, l’abandon, le rejet, la trahison et l’humiliation de la part des aînés et du père… Face à ces événements traumatiques, nous sommes témoins d’une amnésie collective. Se jouent alors un mythe familial et des croyances dysfonctionnelles inavouables, commises et assumées au sein de la famille. L’amnésie est bien présente pour nous permettre d’oublier et la dissociation pour s’échapper. Cocktail explosif, mais patient. Ces psychogenèses personnelles et familiales déstructurées, détruites et ancrées, mais aussi enracinées dans la psychogénéalogie des cultures, des familles et des individus, sèment et instaurent des règles et des convenances indissociables de leurs conditions de vie. Les violences et les maltraitances subies viennent marquer un certain mode d’attachement insécurisé qui se répète tout au long de notre vie si on n’en prend pas conscience. Il s’agit d’une conjoncture propice à développer des états de troubles et des symptômes pathogènes dans le groupe, prémices d’une pathogenèse héritée et destructrice susceptible de se transformer en pathologies psychiques ainsi qu’en maladies chroniques contraignantes et handicapantes pour les personnes qui les vivent.
Traverser, tester et éprouver de telles expériences nous amène à nous questionner sur leurs conséquences sur notre propre vie, notre propre environnement et avec les autres. Le labeur du laborieux.
Notes de bas de page
1 Pascal, S. (2015).La fratrie.
2 « Baba » signifie « papa ».
3 Le Goff, J.-F. (2005). Thérapeutique de la parentification : une vue d’ensemble. Thérapie Familiale, 26(3), 285-298.
4 Grappes, M. (2013). L’enfant traumatisé par sa famille. Perspectives psy, 52(3), 245-251.