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La fratrie, une voie pour le rétablissement

Hélène Davtian - Psychologue clinicienne, docteure en psychologie
Marie Koenig - Psychologue clinicienne, docteure en psychologie

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°86 – Prendre soin des fratries (juillet 2023)

C’est par la lecture du premier récit autobiographique publié par une personne malade que la question du fraternel nous est apparue comme une possible voie vers le rétablissement. En 1961, le psychiatre américain Gregory Bateson1 réédite le livre que John Perceval2 publié en 1838 pour relater ses trois années d’internement. John Perceval comme Gregory Bateson peuvent être perçus, chacun à leur époque, comme des précurseurs de l’idée de rétablissement. En 1859 déjà, John Perceval a témoigné devant la Commission pour la folie au nom de la Société amicale des soi-disant fous qui préfigurait les associations actuelles de défense des droits des usagers de la psychiatrie. À contre-courant de la pensée dominante de son époque, le psychiatre américain Gregory Bateson voit, dans le récit expérientiel de John, la description de l’intérieur de « la traversée de la psychose » et affirme dans la préface que « la rémission spontanée » est possible.

Les figures fraternelles dans la « traversée de la psychose » de John Perceval

John Perceval est un aristocrate anglais de l’époque victorienne. Issu d’une famille de douze enfants, il est le cinquième des six garçons. Son récit concerne son long internement en asile de janvier 1831 jusqu’au début de 1834. Un souci pédagogique sous-tend son écriture car il cherche à faire vivre à ses lecteurs ce qu’il a pu éprouver. Dans la lecture de ce texte, nous avons mené une recherche minutieuse de l’ensemble des références au registre lexical du fraternel. Ces évocations sont nombreuses et nous retiendrons particulièrement celle de Spencer, le frère aîné, celle de la fratrie en tant que groupe et celle de la sœur défunte.

Spencer le frère à qui l’on « s’éprouve »

Lors de la première crise, Spencer trouve John maintenu dans sa chambre d’hôtel, pieds et poings liés par une camisole de force. Il prend alors la décision de l’emmener à l’asile. Tout au long de son récit, John reproche à ce frère de n’avoir aucune compassion, il se sent exclu et incompris de sa famille, sa colère envers Spencer le conduira même à porter plainte contre lui. Mais, paradoxalement, en n’esquivant pas cette colère et en refusant d’admettre que John puisse avoir une telle opinion de sa famille, Spencer garantit le maintien de la place de ce dernier en son sein. La colère permet une interaction d’homme à homme, un « conflit fraternel structurant » au sens de René Kaës3. On constate en effet que toutes les évocations de Spencer sont liées à une référence temporelle, les visites fréquentes de ce frère aîné ponctuent les trois années d’internement et structurent les étapes du récit, elles apportent un repère temporel là où John se plaint de ne plus en avoir. Le conflit avec Spencer est structurant dans le sens où il réintroduit John dans une temporalité partagée et permet la reprise d’une narration dont la publication du récit est la preuve tangible.

La fratrie en tant que groupe d’appartenance

Parmi la communauté des hommes internés avec lui, John croit y reconnaître, à plusieurs reprises, ses propres frères. Ce sont ses jeunes frères, proches en âge et sûrement complices de l’enfance qui sont évoqués dans une forme de va-et-vient entre sa fratrie d’origine et ce groupe de pairs, à la recherche d’un sentiment d’appartenance perdu.

« M. A., jeune, mince et blond, (…) mes esprits me dire que c’était mon frère D4. »

« M. J. était le plus jeune malade et à mon avis le plus méchamment traité de tous (…), mes esprits me dire qu’il était mon plus jeune frère5. »

La présence des figures fraternelles au cœur des hallucinations et en particulier sa sœur défunte

John décrit scrupuleusement les différentes étapes de ses délires et de ses hallucinations. Sa sœur défunte y figure fréquemment à ses côtés, à la merci comme lui de ses voix qui l’assaillent : au début alliée à elles contre John, puis victime elle-même. C’est ce basculement qui va mettre John sur la voie d’une prise de conscience de l’altération de son appréciation de la réalité. « Pendant un certain temps, je m’imaginai que ma sœur aînée, (…) avait entrepris de subir toutes ces tortures à ma place. Je croyais parfois la voir en train d’être écorchée vive, dans la pièce du rez-de-chaussée, et j’essayais de m’y introduire de toute force ; d’autres fois, je croyais la voir en train d’être mutilée dans le jardin, juste sous les fenêtres de notre prison6. » « J’entendis que l’on commandait à ma sœur de me trancher la gorge, et mon âme fut profondément bouleversé de ce qu’elle accepta de le faire. Comme rien ne se produisit, je repris confiance et, cette nuit- là, je remarquai un changement dans le ton de voix de mes esprits7. »  Temporalité partagée, sentiment d’appartenance, soutien à la conscientisation des troubles, la présence des figures fraternelles semble avoir participé positivement à l’amélioration de l’état de John. Chaque « îlot de lucidité », pour reprendre l’expression de Gregory Bateson, s’adosse à une évocation du fraternel. Au cœur de la « ruine » que décrit John, les figures fraternelles introduisent du familier, du connu, du tangible qui font vaciller la croyance dans l’hallucination. Le vocabulaire change progressivement traduisant une interrogation qui ouvre une voie vers le rétablissement.

En quoi la dimension fraternelle peut soutenir le processus de rétablissement

Le rétablissement peut être défini comme un processus singulier et non linéaire de reconstruction existentielle prenant appui sur les ressources déployées par une personne et son environnement dans la traversée de l’épreuve que constitue l’expérience des troubles psy- chiques. Fondé sur le devenir de la personne, ce concept se distingue des notions médicales de « rémission » ou de « guérison » renvoyant davantage à l’évolution de la maladie8. Ainsi, dans son acception expérientielle, le rétablissement ne se superpose pas à un retour à un état de fonctionnement prémorbide et implique un mouvement de transformation de la relation à soi et aux autres. Si le rétablissement est une démarche personnelle, la dimension relationnelle et sociale de ce processus est largement documentée et décrite comme un invariant au sein des recherches fondées sur l’expérience des personnes concernées. Un environnement familial, amical, ou soignant soutenant et porteur d’espoir est reconnu comme étant une ressource fondamentale. À ce titre, les témoignages des personnes concernées évoquent fréquemment une ou plusieurs rencontres « signifiantes », ces dernières ayant représenté un soutien important dans le développement de leur parcours. Selon Hélène Provencher, cette dimension relationnelle du rétablissement est notamment fondée sur la capacité de bâtir des relations réciproques avec les autres.

Or, la fratrie est le lieu où le sujet humain expérimente dès son plus jeune âge cette réciprocité relationnelle. La rencontre avec un frère ou une sœur est à la fois une rencontre avec un autre tout en étant une rencontre avec un même. Il va falloir composer avec cet « intrus9 » par le jeu des identifications/différenciations. Il y a, dans « le processus fraternel », une dialectique du Moi et de l’Autre qui est aussi à l’œuvre, sous une autre forme, dans le processus psychotique. C’est en cela que les frères et sœurs peuvent être porteurs de potentialité de rétablissement, mais c’est aussi en cela qu’ils peuvent l’entraver.

L’aboutissement du processus fraternel consiste à reconnaître en son frère ou sa sœur un semblable et à se reconnaître son semblable, ceci quel que soit ce qui lui arrive et quel que soit ce qui arrive à soi-même. Supports de la construction de l’identité pendant l’enfance, ils peuvent alors être des supports des projections délirantes pendant un épisode psychotique. Dans cette solitude extrême, John Perceval fait appel au fraternel : puisque nous sommes frères, puisque nous nous connaissons, puisque nous partageons les mêmes origines, confirme-moi dans ma réalité. Au nom de notre fraternité, dis-moi que j’ai raison. Au minimum, continue à me considérer comme un frère. Les frères et sœurs en retour doivent pouvoir être en capacité de supporter ces projections pour faire fonction de passerelles entre réalité interne et réalité externe.

Au-delà de la fratrie d’origine, le besoin de fraternité

C’est donc parce que la réciprocité est au cœur de la relation fraternelle que cette dernière est intimement concernée par le processus de rétablissement. En dehors des relations familiales, le fraternel en tant que ressource, dimension clé du processus de rétablissement, peut se retrouver dans les relations entre pairs, c’est-à-dire des espaces où le rapport Moi/ Autre va pouvoir s’expérimenter. Patricia Deegan10 décrit notamment le soutien que représente un environnement social tolérant, où l’on peut partager des expériences de l’ordre du « commun » et accueillir l’expression de ses troubles. Elle fait notamment référence à un groupe de hippies dans lequel elle dit avoir trouvé « l’espace nécessaire pour vivre ma folie », alors que sa propre fratrie la rejetait. On voit donc que le ressenti de fraternité est déterminant dans le processus de rétablissement. La pair-aidance, qui peut être aussi comprise au travers du prisme de la relation fraternelle, est reconnue aujourd’hui comme un levier central du rétablisse- ment. La démarche de pair-aidance (informelle ou professionnelle) s’appuie sur la transformation de l’expérience en savoir expérientiel, c’est-à-dire en connaissances et compétences construites à partir d’un vécu, permettant d’accompagner comme de soutenir des personnes confrontées à des réalités semblables. Selon Camille Niard et Nicolas Franck, l’identification constitue le principe clé de l’accompagnement pair notamment grâce au partage du savoir expérientiel qui « permet de ne plus se sentir à part ». L’horizontalité des relations favorise la prise en compte de la singularité des personnes accompagnées de sorte que la rencontre du « même » coexiste avec celle du « différent ». La relation entre pairs, comme la relation fraternelle, peut donc être également comprise au sein de cette ligne de tension dynamique entre le pôle de l’identification et celui de la différenciation : la reconnaissance de vécus communs facilitant l’identification et la tolérance de l’altérité.

Conclusion

En s’inscrivant dans la démarche pédagogique de John Perceval, nous pouvons retenir que l’on ne peut se rétablir en étant seul, isolé, exclu. Les récits expérientiels convergent sur la nécessité de pouvoir s’appuyer sur d’autres semblables. Toutefois, les frères et sœurs ont une position singulière parce qu’ils sont des semblables de fait et qu’ils ont donc à composer eux-mêmes avec l’expérience extrême de déliaison que vit leur frère ou sœur, c’est-à-dire à faire face aux questions que cela leur pose sur le plan de leur propre identité. Il faut donc qu’ils puissent être accompagnés pour maintenir la réciprocité de la relation fraternelle et supporter la tension spéculaire. C’est à cette condition que la fratrie peut représenter une véritable ressource pour le rétablissement.

Notes de bas de page

1 Bateson, (2002 [1961]). Perceval le fou, autobiographie d’un schizophrène. Payot & Rivages.

2 Perceval, (1838). A Narrative of the Treatment. Experience by a Gentleman during a state of mental derangement. Effingham Wilson.

3 Kaës, (2008). Le complexe fraternel.Dunod.

4 Perceval, J. (1838). (p. 242).

5 Perceval, J. (1838). (p. 103).

6 Perceval, J. (1838). (p. 127-128).

7 Perceval, J. (1838). (p. 75).

8 Pachoud, B. (2012). Se rétablir de troubles psychiatriques : un chan- gement de regard sur le devenir des personnes. L’Information psychia- trique, 88(4), 257-266.

9 Lacan, J. (1938). La famille. Chapitre 1 : Le complexe, facteur concret de la psycholo- gie familiale. Encyclopé- die française, VIII, 840-3, 842-8.

10 Deegan, P. (2001). Recovery as a self-direc- ted process of healing and transformation. Occupational Therapy in Mental Health: a Journal of Psychosocial Practice and Research, 17, 5-21.

 

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Edito

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