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Le genre perfomatif

Judith Butler - Professeure émérite

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°85 – Quand le genre se manifeste (mai 2023)

Rhizome : Comment définiriez-vous le genre ?

Judith Butler : J’ai écrit un livre1 il y a près de trente-cinq ans qui affirmait que le genre était performatif. Toutefois, aujourd’hui ce terme fait référence au faux et à l’irréel. Ce n’était pas mon intention. À l’époque, et peut-être encore aujourd’hui, je pensais que la mise en œuvre de normes sociales par le biais de nos pratiques corporelles pouvait être un moyen de reproduire, ou de produire à nouveau, ces mêmes normes. Nous constatons que de nouvelles formes de genre ont émergé en vertu d’un nouvel ensemble de pratiques ayant lieu au sein de communautés émergentes ou marginales. Elles ne correspondent peut-être pas au sexe assigné à la naissance, mais elles sont bien réelles. En fait, elles modifient notre compréhension même de la réalité psychique et sociale, de ce que le corps peut devenir et de la façon dont la liberté et la nécessité s’entremêlent dans le domaine du genre.

Rhizome : Quels sont les apports de la psychanalyse à votre théorie et à votre pratique ?

Judith Butler : Cette question est peut-être trop vaste pour que je puisse y répondre. Dans ma jeunesse, j’ai été envoyée chez un psychanalyste qui m’a appris à lire les symptômes et avec qui j’ai discuté de littérature. Il m’a semblé, à l’adolescence, que la psychanalyse était une pratique de la lecture. Je ne suis pas sûre que toute la pratique clinique peut être décrite de cette façon, mais une partie sûrement. Je suppose que la psychanalyse m’a aidé à décentrer le sujet, à être attentive aux formes de narcissisme et de sadisme, mais aussi à donner la priorité à l’inconscient et à la vie des fantasmes.

Rhizome : Comment votre définition performative du genre peut-elle avoir des conséquences sur les théories et pratiques du champ de la santé mentale ?

Judith Butler : La théorie performative du genre a été élaborée il y a près de trente-cinq ans et comme je suis toujours une créature vivante, la théorie change. La performativité insistait sur les « effets ontologiques » de certains actes. Toutefois, maintenant, comme mon approche, se concentrant sur l’interdépendance, est plus relationnelle, je suis plus encline à accepter une ontologie sociale. Peut-être ces deux positions ne sont-elles pas compatibles. Mon objectif dans l’ouvrage Trouble dans le genre, en dehors du récit performatif du genre, était de poser la question de la mélancolie du genre. Quelles possibilités de genre – et de sexualité – sont si fermement désavouées par certains sujets normatifs qu’il en résulte des formes de souffrance et de rage ? Qu’est-ce que cela signifierait d’avouer la perte de certaines façons de vivre et d’aimer ? Ce dernier point semble être une question de santé mentale sur laquelle nous devons tous nous interroger.

Rhizome : Plus précisément, comment les personnes travaillant auprès des publics les plus vulnérables peuvent-elles s’inspirer de votre travail ?

Judith Butler : Je ne suis pas sûre de pouvoir dire à quiconque comment s’inspirer de mon travail. Ce serait une drôle de demande, non ? S’il vous plaît, inspirez-vous de moi ! J’ai l’impression que les personnes sont inspirées par ce qu’elles lisent lorsque cela résonne déjà avec une forme d’espoir ou un souhait d’ouverture. Nous vivons à une époque où la liberté a été confisquée par une forme de liberté personnelle et d’autoglorification qui conduit à une plus grande inégalité sociale et économique. Ma récente suggestion est donc de demander comment la liberté personnelle peut devenir, dans certaines circonstances historiques, un véhicule pour la pulsion de mort. Si je ne me soucie pas de rendre quelqu’un malade, alors mon indifférence est un potentiel pour la pulsion de mort. De même, la destruction du climat et la pandémie ont mis en lumière des formes d’interdépendance qui ne sont pas limitées par les frontières et les identités communautaires ou nationales. Néanmoins, l’interdépendance s’accompagne de conflits et d’agressions, mais aussi d’une nouvelle façon de concevoir la liberté, une liberté partagée.
Je ne sais pas ce que j’ai à dire, le cas échéant, aux professionnels de santé mentale, mais il est peut-être important de se rappeler que la vulnérabilité est une condition qui nous lie tous. Il n’existe pas de « groupes vulnérables » si l’on entend par là que certains groupes monopolisent la vulnérabilité et que d’autres sont à l’abri de cette condition. Les professionnels de santé mentale sont aussi sujets à la maladie et aux catastrophes que n’importe qui d’autre, ce qui signifie que la vulnérabilité se retrouve dans toutes les positions d’une rencontre clinique. Si les professionnels de santé mentale s’imaginent qu’ils sont dans une position invulnérable et que seuls les autres sont vulnérables, alors un lien humain est rompu dès le début de l’échange. Que peut apporter une telle rupture alors qu’il y a tant de réparations à faire ?

Notes de bas de page

1 Butler, J. (2006[1990]). Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (traduit par C. Kraus). Éditions La Découverte.

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