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Postface : Traduire les langues de nos vies, les langues de nos exils

Marie-Rose Moro - Pédopsychiatre, professeure en psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Université de Paris Cité, directrice de la Maison de Solenn, Hôpital Cochin

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, SCIENCES HUMAINES, Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT

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« […] Je réalise que ma langue d’écriture n’est ni française ni libanaise, et si je retournais aujourd’hui faire du théâtre au Liban, je serais confronté à un autre choc : même si l’arabe est la langue de la poésie par excellence, ce n’est pas la mienne. Mon écriture est métissée… la poésie à laquelle j’accède est celle d’un homme qui n’est pas chez lui. Ce patchwork est une langue de l’exil » (Mouawad, 2021, p. 1).

Quelle noble tâche que d’interpréter et de traduire aussi bien en santé que dans la société. Pourtant la tâche est difficile tant les préjugés sont forts dans ce domaine : l’interprète modifierait la relation médecin-malade, plus encore la relation psychologue ou psychiatre-patient ou enseignant-parents d’élève… Ce livre, à travers une étude collective et l’analyse d’entretiens enregistrés, s’attache à resituer la nécessité et la place de cet interprète en santé, dans sa finesse et sa complexité.

L’ouvrage définit très simplement ce qu’est un interprète en santé, et la consultation comme interaction y est analysée en considérant l’interprète comme traducteur, mais aussi comme médiateur et, dans certains cas, comme coordinateur. Des questions sensibles comme celle de l’interprète et ses émotions ne sont pas oubliées et de nouvelles questions apparaissent comme celle de l’interprétariat à distance. Enfin, l’ouvrage aborde la question de la formation professionnelle des interprètes. C’est donc une analyse complète de la question de l’interprétariat qui nous est proposée et qui sera utile à tous ceux qui sont amenés à faire appel à un interprète dans le champ de la santé, au sens large du terme.

Voyons quelques implications de la diversité contemporaine en particulier sur la question – oh combien passionnante –, de la traduction et de l’interprétation en santé à partir de notre propre expérience clinique (Moro, 2007, 2010, 2020).

Des migrations et des migrants

Il y a mille et une manières de migrer. On migre par choix, par nécessité, pour survivre, parce qu’on est menacé, parce qu’on est mandaté pour le faire, comme les mineurs non accompagnés (Radjack et Moro, 2011). Il y a des migrants économiques, politiques, écologiques, intellectuels, des femmes et des hommes qui migrent par amour ou pour s’éloigner d’une situation de carence ou de maltraitance… On migre même parfois pour résoudre un conflit ou pour trouver sa place. Pourtant, tous ceux qui quittent leur pays, leur famille, leur monde, leur religion, leur langue ont en commun ce battement d’aile migratoire qui fait bouger bien des lignes, et qui est difficile à anticiper. Dans une note du dramaturge Pedro Kadivar sur sa Tétralogie de la migration écrite pour le théâtre de 2006 à 2010, on peut lire ceci : « J’entends le mot migration au sens d’un mouvement intérieur inattendu, un vacillement, une interruption, un saut, bref une altération dans le cours des pensées et des sentiments, dans la perception individuelle des choses, à la suite d’un déplacement géographique, d’une rencontre, d’une confrontation, provoquée donc par un mouvement extérieur1. » Les éléments culturels se mêlent et s’imbriquent avec les éléments individuels et familiaux de manière profonde et précoce sous l’effet de ce mouvement extérieur qu’est la migration – qui implique tant de mouvements intérieurs et, en premier lieu, des changements de langues.

La langue maternelle et ses empreintes

Je suis ma langue, elle me possède au moins autant que je la possède. Mais plus encore, je suis mes langues, toutes celles qui me traversent. Mais quelles langues ? Et que se passe-t-il si j’ai plusieurs langues, si la langue de ma mère, celle de mon père et celle dans laquelle je baigne ne sont pas la même ? Que se passe-t-il quand je passe d’une langue à l’autre ? Mon identité narrative s’actualise-t-elle de la même façon dans une langue et dans l’autre, qui plus est dans ses implicites inconscients ? Que se passe-t-il quand la langue transmise par mes parents et celle qui m’est apprise par l’école et par le monde dans lequel je vis n’est pas la même ? Et que se passe-t-il quand je fais une psychanalyse dans la langue qui n’est pas celle de mes premières attaches affectives ? Cette langue de l’extérieur a-t-elle la même consistance pour moi ? Mes associations sont-elles les mêmes dans la langue du dedans, celle de ma famille, et celle du dehors, celle du monde qui m’accueille et me porte ?

Mille et une questions se posent à partir de la clinique transculturelle des enfants de migrants et de leurs parents (Moro, 2002, 2007, 2010, 2020), clinique qui pose comme cadre épistémologique l’utilisation obligatoire, mais non simultanée, de la psychanalyse, de l’anthropologie et, sur ce sujet, de la linguistique et de l’histoire aussi. Pourtant, force est de reconnaître que ces questions profondément contemporaines sont trop rarement posées dans le champ de la psychanalyse, restant souvent confinées à ceux qui se passionnent pour cette diversité et qui en font leur quotidien.

La langue est un rapport au monde, une catégorisation de ce monde, une généalogie aussi, puisqu’elle nous positionne dans un lieu qui est désigné par cette langue. C’est donc bien plus qu’une sémiotique et une syntaxe, c’est un contenant, un logiciel, qui nous permet de nous situer et de construire des liens à l’intérieur même de ce cadre. On sait combien le sentiment de familier est important dans ces questions linguistiques, qu’il est rassurant d’entendre parler sa langue maternelle lorsqu’on est loin ou en exil. La langue conjugue donc un système de signes avec une sensorialité et des affects qui s’accrochent aux mots et aux images spécifiques de ce code langagier. La langue est donc incarnée dans l’être même. À partir de cette langue première, on peut soit traduire dans une autre langue en gardant les concepts et les logiques de la première, soit – si on possède cette seconde langue de manière pleine et entière, si on « libidinalise » cette seconde langue, si on la rend désirable pour nous – développer des possibilités de parler véritablement dans deux langues ou plus, sans traduire, en mettant tout son être dans cette seconde langue et en y actualisant des compétences qu’on n’avait peut-être pas dans la langue première. On augmente alors sa liberté d’être et de parole dans une langue qui peut même permettre une nouvelle créativité dans la mesure où, par exemple, elle nous éloigne de traumas transgénérationnels non résolus (Mc Mahon et al., 2020) ou de conflits à l’égard de ceux qui nous ont transmis la langue maternelle. La langue seconde devient alors celle de la séparation assumée et d’une nouvelle liberté.

La situation transculturelle suppose une théorie et une pratique de la traduction que ce livre explore avec précision et rigueur.

Traduire : le sensible et le multiple

La clinique transculturelle renouvelle d’un point de vue théorique nos manières de penser, nous oblige à nous décentrer, à complexifier nos modèles et à nous départir de nos jugements hâtifs. C’est sans doute cela la question transculturelle : accepter les manières de dire et de faire de chacun et non imposer notre vision du monde que ce soit au service de la prévention ou du soin. Et c’est pour cela que nous avons besoin d’interprétation, de traduction, de médiation… La traduction n’est pas trahison comme le disent nos amis italiens2, mais recréation, émergence et liens qui s’appuient sur la possibilité de se comprendre.

La traduction, comme « savoir-faire avec les différences » (Cassin, 2004 ; Cassin et de Launay, 2021), devient visiblement l’un des meilleurs paradigmes, sans doute aujourd’hui le plus fécond, pour les sciences humaines. Barbara Cassin ajoute aussi qu’« intraduisible » ne veut pas dire « impossible à traduire », mais qu’on ne cesse de traduire, au prix d’homonymies, d’oublis de sens courants à d’autres époques, de contresens qui finissent par marquer l’histoire des concepts et font d’eux de véritables noeuds et énigmes. Il est en de même pour les mots en situation transculturelle.

Résister, c’est être

Et, au-delà des mots, il y a la diversité des concepts. Prenons un exemple tiré du vocabulaire ontologique castillan, ma langue maternelle. « Supporter », « résister », en un mot « être » se dit « aguantar ». Le substantif, « aguante », signifie « maîtrise », mais il suggère bien davantage, comme l’écrit Michel del Castillo, puisqu’il s’agit non d’un événement ou d’une infortune, supportés avec la pleine maîtrise de soi, mais d’une action accomplie par le sujet, résister si l’on veut, mais avec un mélange de défi et d’impassible dédain. « […] En tauromachie, il désigne la force intérieure du maestro
qui supporte la charge du taureau, non seulement sans broncher, dans l’immobilité totale, mais avec un orgueil méprisant. C’est avec la même dignité tranquille que Don Quichotte subit les revers et les échecs, c’est cette même fierté que je retrouve dans les pays musulmans. Où que l’on regarde, on retrouve l’empreinte de l’islam… » (Del Castillo, 2005, p. 44). Ce mot ne peut donc se comprendre qu’avec le concept afférent. Cependant, en situation de changement de langue, on peut garder le mot et effacer la spécificité du contexte ou, au contraire, garder le concept dans sa radicale différence et modifier le mot : lorsqu’on le dit en français, le mot « supporter » n’a pas les mêmes nuances et ne fait pas appel aux mêmes références culturelles, aux mêmes images. C’est cette dissociation qu’opèrent les enfants de migrants entre mots et concepts et, comme ils font de même avec les mots et les concepts français, on se trouve en situation de métissages (Moro, 2002 ; Baubet et Moro, 2000). Autant d’écarts, autant de processus qui produisent de l’inédit, du mouvement, voire, dans certains cas, de la poésie et de nouveaux possibles, des liens, des interactions, des rencontres.

Quand les mots manquent dans la langue seconde, on en réinvente

Il en va de même avec le verbe être en espagnol. Langue dans laquelle le verbe être français reconnaît deux formes différentes : ser qui désigne un état ontologique et estar qui désigne un état éphémère, un attribut de l’être qui ne résume pas l’être lui-même, mais le caractérise à un moment donné. Quand je dis « être » en français, j’abrase cette différence, j’affadis le concept et le temps, je suis sans aucune autre mention possible. Je redéfinis ce que je suis autrement, sans pouvoir lui donner l’épaisseur de ma langue maternelle, j’emprunte alors d’autres séries linguistiques et associatives sans savoir où elles me mèneront mais surtout sans savoir si elles pourront traduire mes états intérieurs conscients et inconscients. Sans doute, dans certains cas, mes émotions seront abrasées et d’autres magnifiées. Mais il y aura un écart, un « dialogue » au sens où l’entend François Jullien (2010, p. 34), un écart entre des logos, des logiques, qu’elles soient rationnelles ou émotionnelles, conscientes ou inconscientes.

Il est aussi des mots qui n’existent pas en français car le concept s’estompe. Le mot Dunanso en mossi manque en France au point qu’il est difficile de le transposer. Dunanso, c’est la maison de l’étranger. La maison pour les gens de passage, ceux qui viennent quelques jours ou quelques mois au village sans savoir quand ils en repartiront. Il arrive que les migrants, qui vivent de manière très blessante le racisme et l’exclusion en Europe, finissent par me demander où ils peuvent se poser temporairement, pour ne pas être ressentis par les autochtones comme une menace. « Il n’y a pas de Dunanso ici ? » Cet espace est aussi symbolique que réel. La demande n’est pas d’être parqué ou ghettoïsé, mais d’être tout simplement à sa place, celle de l’étranger qui désire vivre avec nous. Nous n’avons ni la notion, ni le lieu, ni le mot qui signifieraient qu’on doit quelque chose à l’étranger. On ne se demande pas quels sont les ingrédients de l’hospitalité. Ce mot ne désigne pas seulement un espace, mais un mode de pensée. Et s’il manque, c’est parce que cette hospitalité ne s’impose pas à nous.

J’ai appris récemment que Sigmund Freud avait appris l’espagnol pour lire Don Quichotte dans sa langue, pour accéder à l’ontologie du Don Quichotte qui fait appel à celle des Castillans et de la Mancha (région d’Espagne qui a sans doute permis l’invention de ce personnage qui se bat contre le paysage même). Certes, une bonne traduction peut rendre compte des concepts et des images mais elle doit être mise, non pas seulement dans son contexte historique en ce qui concerne Don Quichotte, livre à la fois très spécifique et profondément universel, et sans doute universel car très spécifique, elle doit d’abord être mise dans son contexte linguistique et anthropologique.

Une langue, c’est donc un système de signes, d’images, de concepts, de figurations possibles, de cryptes, un univers qu’on habite et qu’on transporte avec soi. La question devient alors : que faire quand l’histoire vous confronte à plusieurs langues possibles ? Situation extrêmement fréquente dans le monde, mais qui, aux yeux de la langue française, est toujours difficile à penser. Il s’agit pour nous de passer du singulier au pluriel et de développer ce que Patrick Chamoiseau pourrait appeler « un imaginaire polyglotte » : « Une langue qui en domine une autre, on s’y oppose, non pas en renversant celle qui domine et en mettant à sa place celle qui était dominée, mais en transmettant à nos enfants, et à nous-mêmes, si c’est possible, un imaginaire multilingue qui nous rendra amoureux, de manière aussi bien fantasmatique que concrète, de toutes les langues du monde. Cela change tout » (2008, p. 17). Or, ce n’est pas parce qu’on est polyglotte qu’on a un imaginaire de la diversité. On peut être polyglotte et traiter les langues comme des objets côte-à-côte. L’imaginaire polyglotte, c’est cette poétique, cet art de vie, ce regard, cette clinique qui nous permettent, dans cet immense chatoiement des langues et de cultures, d’être disponibles, de capter ce qui émerge, d’aller avec élan vers ce que nous pouvons récupérer pour nous construire nous-mêmes.

Cette singularité et les traces qu’elle produit, loin d’être impure, sont pour nous, au contraire, la grandeur et la complexité de la relation psychanalytique unique et qui ne peut être répliquée en tant que telle, sans doute non modélisable mais contextualisée par des corps inscrits dans une langue et une culture. Je voudrais donc faire ici l’éloge de la traduction féconde, une traduction dynamique.

Ce livre est nécessaire pour les professionnels ici et ailleurs, tous ceux qui savent que la diversité est une chance et que nous devons la saisir. Et, pour les autres, ce livre va leur permettre de le découvrir et de bien travailler avec les interprètes, traducteurs, médiateurs… Tous ceux qui nous aident à interagir de manière humaine et adaptée avec nos patients et leurs familles.

Merci de ce livre si utile et nécessaire. Il nous permettra d’imaginer que traduire est souhaitable, possible, que ça ne change pas la relation avec le patient, la famille, mais la rend au contraire meilleure et plus efficace. On se demande pourquoi on s’en prive !

Notes de bas de page

1 Voir le site des Francophonies.

2 « Traduttore, traditore » (« traducteur, traître »).

Bibliographie

Baubet, T. et Moro, M. R. (2000). L’approche ethnopsychiatrique. Enfances & Psy, 12, 111-117.

Cassin, B. (2004). Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles. Seuil.

Cassin, B. et de Launay, M. (2021). Traduire, un savoir-faire avec les différences. Études, 9, 97-104.

Chamoiseau, P. (entretien avec) (2008). Pour un imaginaire de la diversité. Dans Allers-Retours (p. 12-17). Tetraedre/Revues plurielles.

Del Castillo, M (2005). Dictionnaire amoureux de l’Espagne. Plon.

De Uturbey, L. (1994). Le travail du contre-transfert. La revue française de psychanalyse, 59, 1271-1365.

Devereux, G. (1980). De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Flammarion.

Ferenczi, S. (1923/1974). Psychanalyse III. Payot.

Jullien, F. (2010). Le Pont des singes. De la diversité à venir. Fécondité culturelle face à l’identité nationale. Galilée.

Kaës, R. (2005). Groupes internes et groupalité psychique : genèse et enjeux d’un concept. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe. 45(2), 9-30.

Mc Mahon, A., Feldman, M., Rousseau, C. et Moro, M. R. (2020). Enfant persécuteur ou enfant sauveur ? Quand trauma et migration s’amalgament à l’ambivalence de la mère dans la relation à son bébé. Santé mentale au Québec, 45(2), 79–95.

Moro, M. R. (2020). Guide de psychothérapie transculturelle. Soigner les enfants et les adolescents. Inpress.

Moro, M. R. (2010). Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle. Odile Jacob.

Moro, M. R. (2007). Aimer ses enfants ici et ailleurs. Odile Jacob.

Moro, M. R. (2002). Enfants d’ici venus d’ailleurs : Naître et grandir en France. La Découverte.

Mouawad, W. (2021). Mère [pièce de théâtre] (p. 1). Livret.

Radjack, R. et Moro, M. R. (2011). Migration et vulnérabilité des jeunes étrangers isolés. Les Politiques Sociales, 3-4, 53-64.

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