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« Prendre le relais » : quelques ressorts de l’implication des frères et soeurs d’adultes en situation de handicap mental

Sarah Yvon - Doctorante au Cerlis

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°86 – Prendre soin des fratries (juillet 2023)

Depuis la fin des années 2000, l’espérance de vie des personnes reconnues handicapées ne cesse de croître1. Si ce mouvement démographique interroge les possibilités d’accompagnement institutionnel des adultes dits « handicapés mentaux », il interroge également la distribution des responsabilités renvoyées à l’univers familial. Dans le cadre de mon travail de thèse en sociologie, j’ai l’occasion de rencontrer des familles d’adultes dits « handicapés mentaux » et certains des professionnels qu’ils fréquentent2. Il apparaît que, lorsque ces adultes font partie d’une fratrie, les membres des familles comme les professionnels identifient spontanément leurs frères et sœurs comme les « repreneurs » des responsabilités relatives à leur accompagnement institutionnel et à leur « bien- être3 ». À ce titre, l’expression « prendre le relais » connaît une vive circulation dans les familles comme dans les institutions. La question se pose alors de comprendre comment les frères et sœurs d’une per- sonne dite « handicapée mentale » sont socialisés à cette « reprise ». Cette reprise fait-elle l’objet d’un apprentissage ? Quelles formes prennent ces apprentissages ? Quels sont les contenus de ce « relais » ? Les questions associées à la « prise de relais » sont le plus souvent verbalisées lorsque l’un des parents rencontre un problème de santé ou après le décès de l’un d’eux. Cependant, si elles sont évoquées très concrètement dans ces contextes particuliers, elles font souvent l’objet d’un questionnement tacite depuis plusieurs dizaines d’années. Afin d’illustrer mon propos, je restituerai brièvement la trajectoire fraternelle d’Éric et de Pauline Laborde4. Au moment de l’enquête, Éric et Pauline ont respectivement 36 et 33 ans. Pauline est orthophoniste dans le secteur médico-social et Éric fréquente une maison d’accueil spécialisée (MAS) depuis une dizaine d’années. Michel, leur père, vient d’un milieu ouvrier et Pascale, leur mère, d’un milieu commerçant plutôt aisé. Pauline organise ses vacances en fonction du calendrier de la MAS que fréquente son frère, elle le voit environ quatre fois par an et lui téléphone trois fois par semaine.

Intérioriser le rôle de repreneur

Dans le cas de la famille Laborde, comme dans de nombreux autres, le « passage de relais » se fait de femme à femme, en l’occurrence de mère à fille. Pascale assure ainsi avec fermeté que Pauline reprendra les responsabilités concernant Éric : « Je pense déjà qu’elle sait que je ne suis pas immortelle et qu’un jour c’est elle qui va prendre la suite », tout en situant ce passage de responsabilités plus tard dans la trajectoire familiale. « Moi je lui dis : “Pour le moment, je suis là, je suis en bonne santé. Donc il faut que tu profites de ces années pour vivre ta vie tranquillement et sereinement. Tu auras bien le temps de t’occuper de ton frère quand il le faudra.” » De son côté, Pauline considère que Pascale ne lui a « jamais demandé » de « s’occuper d’Éric » et préfère une explication en termes de motivation individuelle, illustrant très concrètement l’intériorisation de son rôle de « repreneuse ». « Mais pour moi, dans ma tête, il est hors de question que je laisse mon frère dans un centre. Ou au moins [qu’il puisse] me voir, s’il n’a plus mes parents, au moins moi. » Habitant à une centaine de kilomètres de la MAS, Pauline s’interroge sur la façon d’organiser matériellement cette prise de relais : « Je ne sais pas, je réfléchis à est-ce que je rentrerais une fois par mois ou est-ce qu’il faudrait que j’achète ou que je loue un appartement là-bas ? » Cela passe notamment par la reprise de la tutelle d’Éric, assurée pour l’heure par Pascale. Elles ont toutes les deux entamé les démarches de cotutelle qui, bien que naturalisées (« C’est moi qui ai voulu », dit Pauline), s’inscrivent dans la continuité du travail de socialisation.

L’aboutissement d’un long travail de socialisation

Pauline identifie plusieurs injonctions formalisées par Pascale, sanctionnant par des condamnations morales ou des encouragements son investissement auprès d’Éric : « Ma mère me disait : “Va lui donner la soupe, s’il te plaît” […] Du coup il fallait que je le fasse, sinon je n’étais pas une bonne sœur. Si je regardais la télé et que je ne jouais pas avec lui, je n’étais pas une bonne sœur. Si je ne m’occupais pas de lui – enfin si je ne prêtais pas attention à lui, je n’étais pas une bonne sœur. » La prise de relais envisagée par Pauline au moment de l’enquête est le fruit d’un travail de socialisation débuté bien plus tôt dans sa trajectoire : « [Quand j’étais adolescente] Parfois il fallait lui donner à manger, je le lavais en relais de ma mère pour la soulager. Je faisais beaucoup d’actes de la vie quotidienne. » Revenir sur cette trajectoire fraternelle permet d’illustrer le travail de socialisation dont fait l’objet la « prise de relais » des responsabilités relatives à une personne dite handicapée mentale par ses frères et sœurs. Autrement dit, elle permet de penser cette implication comme l’aboutissement d’un travail de socialisation institutionnel et familial, et non seulement comme corollaire naturel aux liens de germanité.

Notes de bas de page

1 Drees. (2022). Études et résultats, 1247 ; Delporte, M. et Chamahian, A. (2019). Le vieillissement des personnes en situation de handicap : Expériences inédites et plurielles. Gérontologie et société, 41/159(2), 9-20 ; Fillion, E. et Baudot, P.-Y. (2021). Le Handicap, cause politique.Presses universitaires.

2 Dans des établisse- ments de service et d’aide par le travail (Esat) ou des centres d’activité de jour (CAJ).

3 « Bien-être » entendu au sens large (relation affectives, satisfactions des besoins en termes d’hygiène, de linge, de distractions…).

4 Dans un souci d’anonymat, les noms, prénoms et professions des enquêtés ont été modifiés.

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