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Le deuil, une relation

Marc-Antoine Berthod - Docteur en anthropologie - Haute École de travail social et de la santé - Lausanne HETSL - HES-SO

Année de publication : 2025

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°95 – Le deuil et au-delà (décembre 2025)

Et si le deuil était avant tout une relation ? Une relation aux multiples visages qui imprègne les différents contextes dans lesquels elle se déploie ; une relation qui s’adapte et évolue au fil du temps. Concevoir l’expérience et le vécu du deuil selon cette perspective rela-tionnelle1 permet de prolonger, compléter, voire dépasser, l’idée selon laquelle le deuil est prioritairement un processus individuel linéaire, une épreuve face à laquelle chacune et chacun devrait, dans son for intérieur, composer affectivement, émotionnellement et psychiquement pour assurer tant bien que mal la continuité d’un soi fragilisé par la perte d’une personne proche.

Une relation aux multiples visages

Le deuil est tout d’abord une relation avec soi-même. Le psychiatre Christophe Fauré2 utilise la métaphore de la blessure et de la cicatrice pour décrire ce qui se joue au niveau psychique chez une personne après le décès d’un·e proche. Comparer le « travail de deuil » à la cicatrisation, qui s’effectue pour une bonne part de manière inconsciente, sert à souligner toute l’importance du prendre soin de soi pour composer avec cette blessure. Toutefois, cela permet aussi de mettre en évidence le fait que le deuil, à l’instar de la cicatrice, peut être exhibé ou au contraire caché, valorisé ou stigmatisé en fonction des contextes sociaux dans lesquels évolue l’endeuillé·e.

Le rapport à la perte reste ainsi étroitement dépendant de l’entourage, duquel il est central de ne pas exclure la personne défunte. Car le deuil est aussi – et peut-être avant tout – une relation avec cette personne qui se poursuit par loyauté, par amour ou toute autre valeur susceptible de la nourrir. Bon nombre d’approches théoriques ne considèrent d’ailleurs plus les nombreux récits faisant état de liens continus avec les morts comme irrationnels, mais comme des expressions positives de la reconstruction du sens de la perte3. Au fond, les liens avec les morts se transforment et s’entretiennent, faisant même dire à la philosophe Vinciane Despret que ces derniers agissent comme des « alliés thérapeutiques » auprès des vivants4. Mais ce n’est pas tout. Le deuil est encore une relation avec les proches. Une relation avec celles et ceux qui ont partagé de l’affection avec la même personne disparue tout en occupant des statuts et des rôles distincts vis-à-vis d’elle : parent, conjoint·e, enfant ou adelphe5 et, plus largement, ami·e, voisin·e ou encore collègue. Le deuil s’adapte à ces relations affinitaires qui se reconfigurent après un décès. Il se vit différemment selon la position occupée par les un·e·s et les autres au travers des liens qui se redéfinissent au gré des histoires et des parcours de vie dans lesquels chacun·e se projette en fonction de son âge ou de son genre notamment. Plus largement enfin, le deuil est une relation à autrui. Une relation à tous ces individus connus et moins connus qui interagissent avec les endeuillé·e·s. Cela va de l’intervenant·e de la santé ou du social qui a pris soin d’une personne durant sa fin de vie ou qui offre un soutien à un·e proche dans un cadre associatif ou professionnel jusqu’au quidam avec lequel il s’agit d’entrer en contact sans que la mort et le deuil ne soient forcément au centre de l’attention. C’est, par exemple, lorsque l’on se rend au guichet de la poste ou que l’on effectue ses achats au centre commercial. Cette kyrielle d’échanges prévus ou aléatoires qu’expérimentent les endeuillé·e·s au quotidien témoigne du fait que le deuil restera toujours une affaire collective6.

L’éparpillement du deuil

Appréhender le vécu de la perte comme une relation qui se décline en de multiples facettes invite à reconnaître par conséquent son caractère fragmenté : le deuil s’éparpille au gré des interactions dans lesquelles sont impliquées les personnes. Ces dernières peuvent, en effet, contenir leur chagrin ou le manifester, parler ouvertement de la personne défunte ou nier toute relation avec celle-ci selon l’interlocuteur et la situation, indépendamment du temps qui passe. Cette notion d’éparpillement véhicule une composante géographique et spatiale intéressante car elle dénote la variété des contextes sociaux dans lesquels un deuil vient se loger. Au moment d’interagir, l’enjeu tient alors dans ce qu’il est adéquat ou opportun de dire et de faire, sans nécessairement focaliser sur le processus individuel, intime et singulier, que suit – pour ne pas dire subit – chaque endeuillé·e.

À ce propos, l’un des contextes les plus emblématiques est le monde du travail et des entreprises. Qu’est-ce qui est prévu pour soutenir une personne en deuil lorsque cette dernière reprend son activité professionnelle ? Se sent-elle soutenue au moment de reprendre ses tâches, parfois quelques jours à peine après le décès d’un·e proche ? Jusqu’à quel point peut-elle être accompagnée par les collègues ? Les réponses à ces questions varient selon la sensibilité des directions, des services de ressources humaines, des cadres et des employé·e·s en contact régulier avec ces endeuillé·e·s qui retournent à leur place de travail7. Or, trop souvent encore, des entreprises manquent de préparation et d’anticipation en la matière. Des actions concrètes et ciblées peuvent pourtant contribuer à faire une plus grande place à la mort et au deuil, là où se déploient concrètement les activités professionnelles8.

Le contexte de travail ne constitue toutefois qu’un fragment, certes important, sur lequel le deuil comme relation est susceptible de laisser une empreinte. Bien d’autres contextes méritent une attention soutenue afin d’identifier, mettre en œuvre et adapter les mesures opportunes de soutien et d’accompagnement. Pensons à l’école, où enfants et adolescent·e·s se préparent à la vie mais pas forcément à la mort, bien que cette dernière s’y invite parfois9. Pensons encore aux clubs sportifs ou de loisirs, aux centres culturels et communautaires, aux institutions sociosanitaires ou d’accueil, aux établissements pour personnes âgées et autres lieux de vie – foyers, résidences ou casernes – que fréquentent de nombreux individus. Autant de contextes distincts où chaque deuil s’éparpille à sa façon.

Une place à prendre

Cette manière d’approcher le deuil – en le compartimentant de manière plus ou moins étanche selon les situations et en l’associant aux faisceaux de relations qui le sous-tendent – comporte un avantage sur les conceptions, plutôt cliniques et psychologiques, qui tendent à individualiser le rapport à la perte et peut-être même, à la mort. En privilégiant ses composantes sociales et collectives, il devient plus clair qu’une place est à prendre pour accompagner le deuil, non seulement à l’aune de la personne qui vit la perte d’un·e proche, mais aussi du cadre – matériel et normatif – dans lequel prennent place les interactions.

Reconnaître la part relationnelle que les un·e·s et les autres sont susceptibles de jouer selon le rôle, le statut et la fonction occupés dans un contexte donné permet, par ailleurs, d’identifier les compétences requises pour s’investir et, possiblement, de se former à l’accompagnement des personnes en deuil. Cela afin d’imaginer et prendre – ou non – des mesures favorisant la création d’un environnement adapté, parfois temporairement ; fournir des informations voire orienter les individus vers les ressources disponibles et prendre soin aussi bien des endeuillé·e·s que des autres personnes avec lesquelles des échanges se tissent sur une base plus ou moins régulière, mais aussi sur une temporalité plus ou moins longue au gré des contextes. Dans le champ du travail social tout particulièrement, une telle approche relationnelle peut accroître le sentiment de légitimité – si tel n’était pas le cas – à occuper une place active et, pourquoi pas, proactive dans cet accompagnement. Cela nécessite tout d’abord d’identifier, comprendre et interpréter les spécificités de certains vécus de deuils méconnus voire non reconnus10, par exemple ceux des personnes en situation de handicap ou ceux des personnes très âgées institutionnalisées. Cela requiert ensuite de prendre en considération les dispositifs, les normes et les valeurs qui caractérisent les contextes dans lesquels ces vécus s’inscrivent et s’éparpillent.

Cette approche systémique incite à élargir les réflexions et les interventions en matière de deuil pour ne pas rester focalisé sur les dimensions affectives, émotionnelles et interpersonnelles. L’adopter contribue à prévenir le risque d’entretenir un sen-timent d’être emprunté·e voire démuni·e face à une personne – un·e bénéficiaire, un·e résident·e, un·e collègue – ayant perdu un·e proche. En appréhendant le deuil à plusieurs dans des dispositifs situés, comme une relation, les professionnel·le·s se dotent ainsi d’un levier utile et constructif pour devenir force de proposition et d’action auprès de publics spécifiques11. Il s’agit donc finalement de contribuer à faire une place à la mort et au deuil dans des périmètres d’intervention bien balisés sans avoir nécessairement à se préoccuper en priorité du vécu personnel et intime de la perte ni de son cheminement au long cours.

Notes de bas de page

1 Berthod, -A. (2014). Le paysage relationnel du deuil. Frontières, 26 (1-2).

2 Fauré, (2018 [1994]). Vivre le deuil au jour le jour. Albin Michel.

3 Neimeyer, (2001). Meaning Reconstruction and the Experience of Loss. American psychological association ; Berthod, M.-A. (2025). An Experimental Grammar of Relations with Agentive Dead. Anthropological Notebooks.

4 Despret, (2023). Les morts à l’œuvre. Les empêcheurs de penser en rond ;Despret, V. (2017). Au bonheur des morts. La Découverte.

5 Jégat, (2024). Perdre un frère ou une sœur. Analyse sociologique du deuil d’un·e adelphe adolescent·e. Recherches familiales, 21(1), 91-104.

6 Jung, A. (2025). De la fin de vie au deuil. L’accompagnement professionnel des proches et des endeuillé·e·s. Antipodes.

7 Berthod, M.-A. et Magalhães de Almeida, (2011). Vivre un deuil au travail. La mort dans les relations professionnelles. Éditions HETSL.

8 Masciulli Jung, A., Ischer, , Haunreiter, K. et Berthod, M.-A. (2022). Deuil dans le monde du travail. Guide pour les entreprises. Éditions HETSL.

9 Fawer-Caputo et Julier-Costes, (dir.) (2015). La mort à l’école. Annoncer, accueillir, accompagner. De Boeck.

10 Doka, (1989). Disenfranchised Grief: Recognizing Hidden Sorrow Disenfranchised Grief: Recognizing Hidden Sorrow. Lexington Books.

11 Magalhães de Almeida, et Berthod, M.-A. (2020). L’accompagnement social et la mort. Éditions HETSL.

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