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Travailler avec l’anxiété

Stéphanie Larchanché - Anthropologue et thérapeute, SFU-Paris

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome

Télécharger l'article en PDFRhizome n°90-91 – Anxiéter (décembre 2024)

Les principales disciplines qui analysent le phénomène d’anxiété, qu’il s’agisse de la philosophie, de la psychologie ou des neurosciences, le définissent alternativement comme un état émotionnel, un symptôme pathologique, un processus biochimique ou une condition existentielle. En individualisant et en universalisant l’expérience de l’anxiété, ces conceptualisations obscurcissent le rôle déterminant de son contexte social. Pourtant, d’une culture à une autre, le lexique et l’expérience de ce que l’on nomme « anxiété » varient1. Dans ce sens, l’anxiété nous relie au corps social. Elle se déclenche différemment selon le contexte idéologique, les antécédents de l’histoire, lesquels constituent une « économie affective2 » caractérisée par des régimes de perception et de représentations culturellement codés.

L’anxiété dans les lieux frontières

Parce qu’elle associe bien souvent une notion de danger face à l’incertitude ou, inversement, face à des contextes « sémantiquement surdéterminés3 », l’anxiété s’exprime en particulier dans les lieux frontières tels que la clinique transculturelle ou psychosociale. En effet, il s’agit ici de travailler dans la complexité, d’être confronté à des situations limites ou à des « figures du débordement4 » qui viennent bousculer nos cadres, nos manières de réfléchir et de travailler, comme les personnes migrantes en situation de précarité. Ces situations limites viennent aussi nous secouer dans notre corps par l’activation des symptômes de l’anxiété.

Or, si l’effet néfaste de ces symptômes peut constituer une force sociale destructive – comme celle qui entraîne le rejet de l’autre ou qui menace notre capacité d’empathie –, elle peut aussi aboutir à des formes de contestation productive. Pour ce faire, je propose d’appréhender l’anxiété comme un outil diagnostique nous permettant d’identifier, ainsi que de contester, les régimes de représentation et de perception qui (re)produisent le rejet de l’autre.

Illustration clinique

Partons d’un cas concret que j’ai rencontré à la clinique transculturelle, à Paris, dans laquelle j’ai travaillé pendant plus de dix ans. Dans ce cadre, lors des réunions hebdomadaires, nous discutions des orientations complexes faites par les institutions tierces (telles que les hôpitaux, les centres d’urgence médico-psychologiques [CMP], les centres d’hébergements ou les services sociaux). Au-delà du travail de mise en cohérence de nos logiques d’accompagnement des patients, nous apprenions à délibérer, y compris sur le registre affectif, pour mieux appréhender des situations complexes et anxiogènes. Je me souviens du cas d’un jeune Afghan de 24 ans, Hamza5, parlant uniquement le dari. Nous connaissions peu de détails sur sa vie. Nous savions qu’à son arrivée à Paris il avait été immédiatement transféré au sein d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) dans le sud de la France. La situation de Hamza avait été présentée par l’infirmière. Son père était un taliban qui avait été tué par la police nationale afghane. Suite aux persécutions subies par sa famille, Hamza avait fui. Dans son courrier d’orientation, l’assistante sociale écrivait que, quelques mois après son arrivée, elle et ses collègues avaient visité l’appartement dans lequel il vivait et l’avaient découvert dans un état délabré. Des photographies de l’appartement étaient jointes au courrier, montrant de multiples trous dans les portes et les murs. Un radiateur semblait avoir été arraché, des canalisations tordues et des tuyaux cassés pendaient à leurs supports. À sa propre demande, Hamza avait été conduit aux urgences psychiatriques du secteur où il avait vu un psychiatre qui, sans recourir à un interprète, lui avait prescrit un traitement antidépresseur. Selon l’assistante sociale, Hamza n’avait pas suivi le traitement même s’il avait consulté le psychiatre à deux reprises. Malgré cela, il avait continué à endommager son appartement. Il avait également eu des problèmes avec le voisinage et des plaintes contre lui avaient été déposées. En réponse, une demande d’hospitalisation sous contrainte avait été formulée par un juge6. Hamza avait été admis dans le même hôpital par le même psychiatre, qui, toujours sans recourir à un interprète, avait décidé que Hamza pouvait sortir car il ne souffrait que d’un « simple » trouble du comportement. Plus tôt dans la journée, l’infirmière avait appelé l’assistante sociale du Cada pour obtenir des nouvelles. Elle avait déclaré qu’ils avaient reçu davantage de plaintes, Hamza ayant agressé des gens dans les rues et endommagé des « choses » à l’extérieur. De ce fait, le bailleur social envisageait son expulsion7. Son transfert en région parisienne avait été demandé, mais la condition était qu’il bénéficie d’un suivi médical au sein du Cada où il était transféré, d’où la demande auprès de notre centre. En attendant, le CMP local ne voulait pas le recevoir avec un interprète. Suite à cette présentation, la tension était palpable parmi nous. L’anxiété imprégnait non seulement l’expérience de Hamza, telle que décrite dans le courrier, mais aussi celle des professionnels qui avaient tenté de l’aider. Ces angoisses cumulées avaient « contaminé » notre atmosphère et nous les ressentions.

L’anxiété comme boussole

morale et outil diagnostique

Les émotions désagréables qui façonnent l’anxiété fonctionnent comme une boussole morale pour établir les frontières d’appartenance et de mérite. Ce « travail émotionnel » soutient un agenda idéologique qui se traduit par des « règles de ressenti8 » – autrement dit, nous sommes conditionnés à gérer nos émotions différemment selon un large éventail de critères qui s’offrent spontanément à nous sans que nous en soyons conscients. Dans ce contexte, accueillir en conscience l’anxiété et comprendre les émotions désagréables associées, plutôt que de chercher à les éliminer, nous révèle une grammaire sociale cachée qui relie le corps individuel au corps social. À travers la situation de Hamza, différentes représentations sociales anxiogènes se déclenchent. Ces dernières sont toutes reliées entre elles. Il est relativement facile d’imaginer que les représentations du passé (colonial) et du présent (lutte contre l’islam radical) contribuent à une perception de Hamza comme un sujet menaçant, suscitant méfiance, rejet et consolidant le processus d’altérité. À la lumière des arguments de Frantz Fanon9, nous pouvons aussi faire l’hypothèse de l’introjection de ce rejet chez Hamza, de l’impact destructeur sur sa santé mentale (au-delà des traumatismes vécus en Afghanistan et dans son parcours d’exil). Toutefois, cette situation met en relief d’autres déclencheurs structurels qui, de façon cumulative, ont contribué à mettre en échec l’accompagnement de Hamza. À titre d’exemple, nous pouvons citer : la production médiatique des images et des discours démarquant les « bons » des « mauvais migrants » ; le système économique compétitif auquel fait face l’hébergement social – évalué en fonction de sa capacité à justifier de ses actions et à réduire ses coûts ; la rationalisation des soins de santé sur la base d’analyses coûts-bénéfices plutôt que sur les besoins des patients, limitant notamment l’accès à l’interprétariat professionnel. Tous ces facteurs amènent les professionnel·le·s du sanitaire et du social à vivre des situations en contradiction avec leurs valeurs morales, à devoir porter la responsabilité de qui mérite des soins ou un hébergement et qui n’en mérite pas. Ce dilemme éthique anxiogène peut conduire certain·e·s à éviter de supporter le fardeau de la prise de décision et à réprimer les émotions désagréables associées. La responsabilité est ainsi, par exemple, renvoyée au secteur associatif en risquant ainsi de maintenir le statu quo sur l’inégalité de traitement des personnes migrantes et de maintenir invisibles les pratiques discriminatoires.

Un cadre de « délibération affective »

Voici donc l’enjeu qui était le nôtre. Afin de résumer l’intégralité des échanges entre collègues au sujet de Hamza10, le médecin référent avait pris la décision de rédiger un courrier à l’attention des collègues du CMP pour les engager à recevoir Hamza avec un interprète et à confirmer le diagnostic de trouble du comportement. Cette décision avait mis l’infirmière du dispositif dans une colère qu’elle peinait à verbaliser. En effet, étant la plus exposée dans les interactions avec Hamza et les professionnels qui l’accompagnent, elle revenait sans cesse sur la notion de responsabilité médicale tout en minimisant le poids de ses propres arguments en tant que « simple infirmière ». Cependant, avec les encouragements du médecin référent, elle avait trouvé le moyen d’exprimer son raisonnement éthique et son mal-être. Le médecin semblait lui aussi mal à l’aise face à la question de la responsabilité médicale. Au cours des délibérations, il avait paru particulièrement désireux de se porter garant de ses collègues, choisissant plutôt de s’interroger sur la responsabilité de l’assistante sociale. Au final, ce cadre de « délibération affective » avait permis aux professionnels non pas tant de juger de la qualité du soin proposé à Hamza, mais plutôt de rendre leur décision plus intelligible face à une situation ambiguë et anxiogène. Il s’agissait ici de résister à l’admission d’un patient sans que les collègues du CMP de secteur aient pu se remettre en question sur leur réponse face à une personne non francophone, et qui pouvait s’apparenter à un refus de soin.

La zone frontalière en tant que lieu d’anxiété favorise ainsi une socialisation alternative à l’éthique de soins comme étant avant tout relationnelle, donc dépendante de multiples facteurs (institutionnels, structurels, individuels) qui remettent en cause une définition stable de ce qu’est ou devrait être un « bon » soin et qui échappent inévitablement au contrôle direct des professionnels du soin et de l’accompagnement. Travaillant avec et à partir de leurs anxiétés, les prestataires de soins acceptent d’être des sujets compromis travaillant dans un environnement complexe. Dans ce sens, accueillir l’anxiété et travailler avec la dissonance émotionnelle qui la caractérise ouvre de nouvelles possibilités, un potentiel de résistance et de transformation. Car, comme le dit Gloria Anzaldúa dans ses travaux sur les zones frontalières, « les possibilités sont nombreuses une fois que nous décidons d’agir plutôt que de réagir11 ».

Notes de bas de page

1 Un exemple ethnographique parmi d’autres : Hejmanek, K. (2022). Working Out Anxieties. Anthropology News.

2 Ahmed, S. (2014). The Cultural Politics of Emotions (Second edition). Edinburgh University Press.

3 Batiashvili, N. (En relecture). The Anthropology of Anxiety in a Small Country. University of Pennsylvania Press.

4 Chambon, N. (2013). Le migrant précaire comme nouvelle figure du débordement. Rhizome, 48(1), 5-6.

5 Le prénom a été anonymisé.

6 Cela fait référence à une hospitalisation sans consentement sur décision d’un représentant de l’État (soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État – SPDRE).

7 Il s’agit d’un des bailleurs principaux présent sur l’ensemble du territoire national et propriétaire du Cada en question.

8 Hochschild, A. R. (1979). Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure. American Journal of Sociology, 85(3), 551-575.

9 Fanon, F. (1952). Peaux noires, masques blancs. Éditions du Seuil.

10 Pour une lecture détaillée de cet échange, nous vous invitons à lire : Larchanché S. (2020). Cultural Anxieties. Managing Migrant Suffering in France. Rutgers University Press.

11 Anzaldúa, G. (1987). Borderlands/La Frontera: The New Mestiza. Aunt Lute Books.

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