« Il hésitait toujours à rentrer chez lui et trébucha avec étonnement sur les résonances de : chez lui. Ces mots sonnaient tout à coup bizarrement dans sa tête. Où était-il en ce moment s’il n’était pas déjà chez lui ? En quel lieu demeurait ce lui ? Et comment ses autres langues le disaient chez lui chez elles ? Au-delà des dictionnaires et manuels professionnels, sa compétence fut vite mise à l’épreuve ! « Chez lui » ?
Selon la langue, il pouvait y être ou jamais. Plus souvent il est seulement lui là où il demeurait. Lui dans sa tête ou dans la rue ou dans son bureau… Son lui ne se mordait pas la queue en étant chez lui. Il n’était pas en lui mais lui là où il se tenait, hôte du monde ?
D’une langue à l’autre, lui (ou ce qui en tenait lieu dans telle ou telle langue) changeait ainsi de posture et de rapport au monde. Il contenait sa demeure et se confondait avec elle dans une langue et, dans une autre, il était contenu, accueilli dans un lieu auquel il restait étranger.
Les langues nous font à leur guise escargots ou oiseaux dans leurs nids ! Et si la question qui fait l’étranger était moins dans la loi que dans le site tourbillonnant au gré des langues qui le traversaient ?
Premier choc toujours essuyé dans le maelström de l’étrangeté : les langues nous parlent plus que nous ne les parlons. Vérité tue mais qu’il lisait souvent dans les yeux de ses hôtes accrochés à ses lèvres. Ils attendaient : « qu’est-ce que ces mots disent de moi ? ». Comme si, entre deux langues, leur moi se suspendait dans le vide, nu et sans demeure. Et dès qu’il traduisait, il voyait parfois l’axe de leur présence se déplacer et habiter tout d’un coup autrement le monde. Et si la perversité était dans les langues mêmes ? Dans leur prétention à vouloir nous dire sans faille et sans étrangeté ? À combler tout vide de nous-mêmes si aveuglément rempli par cette croyance : la nature en aurait horreur ?… Perversité de la langue et perversité de la nature ? Une bien maigre consolation ! Non, la diagonale de l’étranger n’était pas seulement la distance qui sépare chacun de lui-même mais le sable mouvant que la langue étrangère ouvre de fait et de droit sous ses pieds ! Peut-être faudrait-il réinventer à chaque fois une langue par une autre pour déloger leurs mesquines certitudes. Il avait du coup moins envie de rentrer chez lui !
Envie plutôt de boire un autre verre, n’en déplaise aux « esprits qui planent sur les eaux » ! Chez lui était un abîme depuis le jour où il avait dû régler son compte à toute « interdiction grosse comme le poing », au droit qui lui interdisait d’être lui chez lui. Le vertige de devenir étranger chez soi lui était ainsi devenu une sublime porte, une échappée à tous les droits du chez soi qui créent les interdits d’être soi. Le rêve d’étranger professionnel l’habitait depuis qu’il avait ainsi vomi cette taxation sur soi. Il le rapprochait de lui-même, dans une radicale résistance aux tartuferies des règles.
Le narrateur dans ce roman, agent d’accueil des étrangers dans une ville où il débarqua lui-même un jour comme étranger, se reconnaît comme « étranger professionnel ». Cette bizarrerie le confronta un soir au paradoxe existentiel de /vivre/ de la différence (linguistique, culturelle, etc.) qui fait l’étranger tout en épousant l’injonction professionnelle de la /supprimer/. Ce paradoxe le fit pérégriner toute une nuit à la recherche d’une issue à son malaise.