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Salut à toi, ô mon frère

Nicolas Chambon - Sociologue

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°86 – Prendre soin des fratries (juillet 2023)

Fred, je pose ici quelques mots, en prenant pour témoin les personnes qui nous lisent. J’écris ces lignes, larmes coulantes. Ces mots sont des lames de couteau. Elles déchirent l’enveloppe d’un corps indomptable.

Tu es mon grand frère, celui qu’on découvre en grandissant et dont on comprend qu’il est différent. En vrai, petit, je n’ai jamais su si tu étais mon grand ou mon petit frère. D’ailleurs, au collège, il y avait eu un signalement de la part d’une infirmière qui m’avait demandé si j’étais l’aîné. Je n’avais pas pu répondre à cette question. Elle s’était demandé si j’étais complètement débile puis s’en était émue auprès des enseignants et des autres élèves qui étaient passés après moi à cette visite médicale.

Tu as passé ta vie à changer d’institutions. Certaines semaines tu étais à la maison avec moi. D’autres, je ne te voyais que le week-end car tu restais « là-bas ». Je n’ai jamais trop compris. J’ai honte de le dire, mais des fois j’étais content d’être seul la semaine. J’entendais ta souffrance et parfois tes cris, mais je n’ai retenu que les moments de joie. Rester trente minutes dans ces institutions, ces instituts médico-éducatifs, était un enfer pour moi. Tu as passé une grande partie de ta vie là-dedans. Chapeau, frérot.

Rien ne correspondait à ton handicap. D’ailleurs à l’époque, je pensais que cela t’était propre. Tu étais le différent parmi les différents. Aujourd’hui, je me dis que c’est le cas de tout le monde : les cases sont étriquées pour faire rentrer nos vies. Un jour, on t’a donné l’opportunité d’aller au collège en section d’éducation spécialisée (SES). Le Graal, le collège ! J’étais fier, très fier. Moi j’étais en CM2. Tu n’y es resté qu’un an. Échec. Retour à la case « handicapé ».

À mon tour d’aller au collège. Le même, l’année d’après. J’ai passé la première semaine à me faire défoncer. Des coups, un corps à terre… Nous avions en commun un blouson rouge « Ferrari » qu’on avait acheté au Salon de l’auto de Genève. Cinq cents francs : un très beau cadeau dont il fallait prendre soin. On me prenait pour toi Fred. Et être pris pour toi, c’était être frappé. Là, j’ai compris ce que tu vivais. Au bout d’une semaine, j’ai remisé ce blouson et j’ai appris à me battre. La vengeance est terrible. Elle ne se retourne pas contre les agresseurs, mais vers les plus faibles. Cette lâcheté, il faut la démasquer pour comprendre les agresseurs. On n’agresse que parce qu’on se sent plus fort. À bas la force ! Je me battrai contre le pouvoir des forts.

Mais dans ce collège, il y a eu celles et ceux, peu nombreux, qui venaient vous réconforter, apporter leur amour. Une note d’espoir, celle qui raccroche à la vie. J’ai eu un rêve longtemps avec toi, Fred. Je faisais les plans sur ma couette entre sanglots, angoisse et rage de vivre. J’étais gérant d’une station-service. Tu sais pourquoi ? Juste pour te faire travailler. Eh oui, c’est moi le patron, je t’embauche. Tu servais les clients. Bref, tu avais un salaire, un rôle, une place dans cette société. Et tu sais, Fred, pourquoi les gens venaient prendre l’essence chez nous ? Parce que c’était là qu’elle était la moins chère. Nous avions d’ailleurs une station-service en jouet. J’y avais mis le prix du gasoil : 2,99 francs le litre. C’était l’époque où le prix au litre avoisinait les trois francs. Je scrutais tous les jours l’évolution des prix. Mais l’écart avec notre prix de référence devenait de plus en plus important. Je n’avais pas la possibilité de le remettre à jour : les autocollants manquaient. Je ne sais pas si c’est ça ou mon immaturité d’alors, mais le projet a été avorté.

Tu as dû en bouffer du psy, des médocs, des psychodrames. Je ne me prononcerai pas là-dessus. Mais tu sais, aujourd’hui, dans mon job, je vois de tellement belles initiatives avec des personnes handicapées que je me dis que les choses ont quand même changé. Une autre note d’espoir, celle-là qui me motive dans mon métier.

Tu sais Fred, nous n’avons pas forcément la force pour braver ce que tu as affronté. Cela s’est traduit en angoisse. Nos parents ont fait ce qu’ils pouvaient. Je me dis juste aujourd’hui que cela n’aurait pas été déconnant d’être accompagné à l’époque. Moi, je suis devenu sociologue, juste pour comprendre cette société coupable de t’exclure. Ces moqueries, je ne sais pas si tu les voyais, mais elles m’ont rendu rageux. Je pensais à l’époque que tu ne les voyais pas. En fait, tu ne devais même plus les remarquer…

Tu sais Fred, c’est à 25 ans que j’ai compris ce qui t’était arrivé. Pétri d’angoisse, je m’étais retrouvé à être suivi par une psychiatre. C’était la première fois pour moi. C’est elle qui m’a demandé d’enquêter. Jusqu’alors, je n’avais que ces mots « erreur médicale » et que tu avais été considéré comme mort à la naissance. Ah si, il y avait eu aussi un psy qui aurait dit que si tu avais eu les moyens de le faire, tu te serais suicidé. Maman a souvent dit ça. Et là, je me suis rendu compte que Maman et Papa n’avaient pas vraiment les mots non plus. La demande de dossier médical dans ton hôpital de naissance a fait chou blanc : le service d’archives aurait brûlé. J’ai redemandé à ma maman qui a enquêté. Voilà l’histoire : Maman a fait une toxémie gravidique durant sa grossesse, une crise d’éclampsie durant l’accouchement. Tu as manqué d’oxygène. Tu as survécu. Tu es un survivant Fred, tu es vivant !

C’est bête comment ces mots, tout médicaux qu’ils sont, font du bien. Je les aime bien les psys. On sait prendre en charge maintenant les toxémies. Bon, on savait prendre en charge ça aussi à l’époque apparemment. Mais sûrement pas partout, peut-être encore moins dans la France des ronds-points et des châteaux d’eau, des champs de maïs et des vaches. Cette France qu’on a labourée en tracteur, en vélo ou en mob. Cette France dont j’ai peur de trahir les valeurs quand je prends le TGV pour Paris ou dont j’ai peur de m’éloigner quand je prends plaisir au confort bourgeois de la ville.

Devenu un charognard de la vie, je mastique les plaisirs jusqu’à l’épuisement. Bon, ça m’a valu un autre petit tour chez le psy. J’avais de nouveau « bugué ». Là c’est allé vite, en mode TCC et EMDR. Depuis je dors comme un bébé. Je pensais vivre toute ma vie avec ces cauchemars qui me hantent. Ces hurlements la nuit. Finito, frérot ! De temps en temps je me reprends une petite tarte dans la gueule. Il y a peu, sous le ton de l’évidence, ta belle- sœur devait faire un dépistage prénatal de la trisomie 21. Quand j’ai compris l’enjeu du dépistage – selon le résultat une interruption médicale de la grossesse pouvait être demandée –, j’ai eu la rage. Nous, parents, aurions été responsables d’avoir un enfant trisomique et aurions dû en assumer les conséquences. J’ai commencé à angoisser : dans ce monde tu n’aurais pas existé ? Cassez-vous avec vos biopsies et autre amniocentèses, on préfère ne pas savoir.

Revenons à nos oignons. Je me suis toujours senti coupable de ne pas être là. Putain, qu’est-ce que je chiale là à écrire ça. Je me vide. Tu m’en veux Fred ? J’ai toujours envie de réparer, mais je ne sais pas quoi.

Fred, sois-en convaincu, tu es pour beaucoup dans cette revue, dans l’idée que je m’en fais. Elle relie nos vies.

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