Rhizome : Comment définir l’anxiété ?
Marie Rose Moro : L’anxiété peut être définie comme une peur sans objet, se traduisant à la fois sur le plan somatique et psychique. Face à ce ressenti, nous allons établir toute une série de stratégies pour limiter celui-ci, le contrôler ainsi que diminuer ses effets sur notre corps. À titre d’exemple, le fait de se sentir angoissé face à l’idée de sortir de chez soi peut se manifester par le développement de différentes manifestations physiologiques, telles que la tachycardie ou des douleurs. Percevoir les effets de ce ressenti sur notre corps va augmenter l’angoisse. Un engrenage redoutable s’enclenche donc, puisque l’angoisse perçue est la résultante d’un sentiment de peur et des mécanismes que je mets en place pour le maîtriser. Certaines angoisses sont circonscrites. C’est le cas, par exemple, des personnes qui ont peur des avions ou des chiens. Toutefois, le sentiment d’angoisse peut également être diffus, ce qui a une influence sur notre rapport au monde et aux autres. L’angoisse peut donc être individuelle ou collective1, mais, dans les deux cas, ce ressenti traverse systématiquement notre propre être.
Nous pouvons remarquer que les classifications internationales anglo-saxonnes utilisent le terme « anxiété », et non celui d’« angoisse », et en spécifient différents types2. De plus, il importe de différencier l’angoisse et l’anxiété du stress et du trauma, même si ces derniers peuvent les provoquer. À noter également que, selon le sens anglo-saxon, le syndrome de stress post-traumatique fait partie de la grande classification de l’anxiété de manière bien spécifique. En effet, le stress post-traumatique est lié à un événement, individuel ou collectif, susceptible d’entraîner une effraction et de nous confronter à la mort – soit à la réalité de la mort –, qui se distingue de l’angoisse de mort.
Rhizome : Quels effets ont les politiques d’accompagnement et d’accueil à destination des personnes migrantes précarisées ?
Marie Rose Moro : Lorsque les personnes migrantes arrivent en France, un des enjeux importants pour elles est de reconstituer un peu de familier et de rassurant quelque part, un chez-soi. Or, ce public est confronté à une sorte de discontinuité totale où tout peut changer à tout moment : les personnes peuvent changer de statut, de foyer ou de lieux de vie, provoquant notamment de nouvelles séparations. Certains patients disparaissent ainsi du jour au lendemain alors même qu’ils avaient engagé des suivis. J’ai rencontré récemment une femme enceinte qui avait changé de foyer au mois de mai, elle devait donc tout reconstruire. Comment a-t-elle pu gérer la scolarisation de son enfant aîné, alors qu’il lui restait encore deux mois de classe ? Ce cas illustre la forte discontinuité à laquelle les personnes sont confrontées. À celle-ci s’additionne l’impossibilité à créer du familier et du home. Certains travaux insistent sur les stratégies d’hospitalité et sur l’importance de créer du familier3. Malheureusement, nous sommes actuellement bien loin de cela.
Les politiques d’accueil devraient essayer de proposer de la continuité aux personnes pour leur permettre d’être en capacité d’envisager ce qui va se passer demain sans avoir peur, justement, de l’avenir, de l’inconnu ou de l’étranger. Malheureusement, elles s’appuient plutôt sur le fait que l’autre est différent de nous et qu’il n’aura donc pas les mêmes besoins. De plus, les contraintes institutionnelles se font généralement au détriment des logiques d’accueil et d’hospitalité. Par exemple, certaines mères sortent de la maternité en étant contraintes d’appeler le 115 pour savoir où elles vont dormir. La réponse qui va éventuellement leur être formulée est qu’elles seront logées trois jours à un endroit, puis qu’ensuite elles devront quitter cet hébergement et rappeler le 115. Cela signifie qu’elles ne seront même pas logées au même endroit par la suite et qu’elles peuvent se retrouver dans un foyer à 50 kilomètres de Paris. Cette situation nous montre que le système fabrique de la discontinuité, de la non-anticipation et, par conséquent, de la pathologie.
Rhizome : Au regard de votre expertise, pouvons-nous dire que les jeunes sont plus confrontés à l’anxiété aujourd’hui ? Ou est-ce que celle-ci est tout simplement plus visible ?
Marie Rose Moro : Aujourd’hui, les jeunes doivent faire des choix individuels très tôt, souvent trop tôt, par rapport à leur développement. Dans mon cas, la jeunesse a été émaillée de moments plus collectifs qu’individuels. Nous traversions différentes étapes ponctuées par des moments de passage, en allant de la petite école à la grande école, puis au collège où nous passions le brevet, et enfin le lycée qui se termine par le baccalauréat. Ainsi, nous étions portés par un mouvement de groupe. Il me semble que ce sentiment groupal a été beaucoup déconstruit ces dernières années. Par exemple, le groupe classe n’existe quasiment pas. Finalement, le point fixe devient l’individu. Il ne s’agit plus d’une certaine classe d’âge, d’un groupe, des amis ou des camarades de l’école. La plateforme d’accès à l’enseignement supérieur Parcoursup est très représentative de cette déconstruction et individualisation. Elle renforce l’idée qu’il ne faut compter que sur soi-même, et encore, il faut être initié pour avoir accès à l’information. Certains jeunes ont même des coachs pour y parvenir. Je vois en cela une perte de sens, marquée par une logique de multiplicité politiquement ultralibérale qui ne tient plus compte du fait que les individus grandissent tous ensemble.
Les études internationales montrent qu’il y a une augmentation de l’anxiété chez les jeunes entre 11 et 21 ans4. En analysant ces études plus précisément, nous remarquons que les troubles anxieux sont majorés. Cela n’est pas le cas pour d’autres troubles corrélés ou la dépression. De nos jours, nous constatons qu’il existe des angoisses générationnelles. Les phénomènes d’écoanxiété ou d’éprouver une certaine passivité par rapport à l’avenir l’illustrent. Nous pouvons souligner que ces réactions relèvent tout de même de l’ordre de la dépression puisqu’elles peuvent se traduire par le fait de ne pas avoir envie de vivre dans ce monde-là.
Rhizome : Quels liens pouvons-nous faire entre les troubles anxieux vécus durant l’enfance et leur développement à l’âge adulte ?
Marie Rose Moro : Des études montrent que les troubles anxieux de l’enfance et de l’adolescence non guéris se chronicisent assez vite avec des troubles de l’attachement et de l’émotion5. Finalement, les sujets peuvent perdre la liberté d’action dans leur vie puisqu’ils se recroquevillent sur des blessures qui ne sont pas cicatrisées. Ce que nous appelons « l’étude des corps vie entière » montre que l’anxiété ne disparaît pas spontanément.
Rhizome : Quelles thérapeutiques peuvent être proposées afin d’accompagner et de soutenir au mieux ces jeunes ?
Marie Rose Moro : L’anxiété peut être associée à la dépression, à la tristesse ou même à la psychose. Le traitement est donc toujours très individualisé et en lien avec la cause, soit ce qui provoque cet état anxieux. Il peut s’agir de travailler sur la parole, la représentation du corps, comment trouver de la consolation, de la force ou une manière d’agir en réponse à ce qui est ressenti et vécu par la personne.
Certaines personnes débutent des thérapies psychanalytiques – afin de travailler, par exemple, plus spécifiquement sur la question du sens –, d’autres des psychothérapies cognitives – afin de travailler, par exemple, sur les représentations. Les médicaments peuvent également aider pendant une période, mais ils n’ont pas la fonction d’être un traitement de fond qui consiste à s’occuper de la dépression ou de la pathologie qui a entraîné cette anxiété.
Le fait d’être actif permet souvent aux jeunes de sortir de leurs angoisses. Ainsi, ils expriment et donnent de l’impulsion à leur pouvoir d’agir. De cette manière, ils influent sur ce qui leur fait peur ou même sur leur représentation du monde. Cela leur permet notamment de retrouver du sens, ce qui est essentiel, notamment pour les personnes concernées par l’écoanxiété. Il importe donc d’aider ces personnes à trouver comment elles peuvent agir, à leur échelle, sur ce qui les angoisse. Cela génère souvent de l’apaisement. L’idée est que les personnes puissent se dire que leurs actions, leur être, leurs pensées et leurs valeurs vont participer à réaliser quelque chose de positif pour ce monde.
Rhizome : Dans une perspective de soutien en santé mentale ou clinique, pouvons-nous affirmer qu’agir sur le monde est bénéfique ?
Marie Rose Moro : Ce qui est de l’ordre de l’engagement est en effet efficace. Dans cette optique, il me semble qu’en réalité les personnes sont plutôt engagées et que cela s’exprime souvent par leurs manières de vivre. Au sens large, le fait d’agir fait du bien au monde ainsi qu’à soi-même. Dans un monde où nous sommes tous confrontés à des difficultés, qu’elles soient en lien avec l’écologie, des conflits ou des guerres, cela peut nous rendre optimistes.
Notes de bas de page
1 Par exemple, en cas d’écoanxiété – soit le fait d’avoir peur des répercussions écologiques sur le monde –, l’angoisse est issue d’une représentation collective qu’une personne s’approprie individuellement. Nous identifions donc à travers ce phénomène une dimension individuelle ainsi que collective.
2 American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders, DSM 5 (5e éd.). Par ailleurs, le DSM spécifie différents types d’anxiété, dont
l’anxiété généralisée ou l’anxiété se limitant à certains objets ou situations. Organisation mondiale de la santé. (2019). Classification internationale des maladies (11e éd.).
3 Concernant le contexte français, nous vous invitons à lire les travaux de Claire Mestre, psychiatre-psychothérapeute, anthropologue, et de Smaïn Laacher, sociologue.
4 Léon, C., Godeau, E., Spilka, S., Gillaizeau, I. et Beck, F. (2024). La santé mentale et le bien-être des collégiens et lycéens en France hexagonale. Résultats de l’Enquête nationale en collèges et en lycées chez les adolescents sur la santé et les substances – Enclass 2022. Santé publique France. Cette étude recense un certain nombre de travaux menés à l’échelle internationale sur la santé mentale des jeunes.
5 Nous vous invitons à lire, par exemple, les travaux de Peter Fonagy, psychanalyste et psychologue clinicien.
Bibliographie
Moro, M. R. (2007). Aimer ses enfants ici et ailleurs. Histoires transculturelles. Odile Jacob.